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LITTÉRATURE.

— Enfin, dit le jeune matelot, il a largué le câble qui amarrait sa langue.

— C’est heureux qu’il ne fasse plus le milord ; on n’est pourtant pas trop déchirée, dit la Jambe de bois en ajustant son fichu.

— Veux-tu un coup de grog, dit Poirot en lui tendant un verre.

— À sa santé, car il est fou, dit l’autre femme.

Et ils se mirent tous à hurler, en frappant sur la table avec leurs gobelets de fer-blanc, à sa santé ! à sa santé !… tandis que lui les regardait fixement et avec mépris.

Il pouvait avoir trente ans ; ses traits étaient beaux, mais pâles ; ses cheveux noirs se joignaient à d’épais favoris noirs qui encadraient sa figure rude et sévère…

Du reste, il portait un costume de matelot, de simple matelot, mais propre et soigné…

— À sa santé !… À sa santé, crièrent encore les autres avec un redoublement de rire et de bruit…

— Tu n’entends donc pas, sauvage ! hurla le jeune garçon, les yeux remplis de vin, les lèvres violettes, et les bras tremblans et lourds.

— On boit à ta santé, monsieur l’Air-en-dessous, dit la Jambe de bois en le tirant par la manche de sa veste.

— Allons, bois donc, tu nous embêtes à la fin, dit Poirot, tout-à-fait ivre, en lui heurtant violemment le verre contre les lèvres…

Ici je ne distinguai plus rien, car du premier coup de poing que donna l’homme pâle, la lampe s’éteignit, mais j’entendis un tapage infernal, des blasphèmes, des cris de douleur et de joie cruelle, et dominant sur le tout, la voix de l’homme pâle, qui criait : Ah chiens ! vous parlez de mère et du 13 octobre ; par Satan ! ce sera la dernière fois…

Comme les gémissemens devinrent étouffés, j’allais sortir pour appeler Polard, lorsqu’il parut.

— Allez vite, lui dis-je, ils se tuent là-dedans…