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son flottante, et aux chagrins de l’oisiveté, pendant que les soldats français, occupés de combats journaliers, couraient librement l’Europe le sabre au poing. Ils s’étaient arrangés une vie qui ne ressemblait pas mal à l’existence végétative des rentiers de petites villes. Fumer, boire, manger et jouer était toute leur occupation ; jouer surtout, car pour le reste, il fallait de l’argent. Certains privilégiés avaient la ceinture bien garnie ; leurs malles pleines d’or avaient été sauvées du pillage, ils pouvaient se donner des joies gastronomiques : c’était le petit nombre. Les officiers supérieurs recevaient par jour une piastre forte, et avec cela ils pouvaient se nourrir convenablement, mais voilà tout. Les officiers des grades subalternes ne touchaient que deux piécettes (environ 40 sous) de prêt journalier ; pour ceux-là, la pitance était courte. Ils vivaient cependant.

L’impatience de la chaîne qui les retenait, leur pesait d’autant plus que le malheur avait de ces inégalités que l’on conçoit mal, quand on est moins bien traité que les autres par le sort dans des positions qui devraient être semblables. Ce n’était pas en regardant au-dessus d’eux que les officiers inférieurs souffraient le plus. Ils n’étaient pas jaloux ; ils méprisaient trop ces hommes que l’espèce de bien-être où ils se trouvaient avait rendus égoïstes jusqu’à la lâcheté peut-être ; mais quand ils entendaient leurs compatriotes entassés sur la frégate la Horca, mouillée près de la Vieille-Castille (le ponton des officiers)[1] ; quand ils entendaient ces pauvres matelots et soldats pousser des cris de rage, et appeler une nourriture qu’on leur refusait inhumainement ;

  1. Les pontons étaient mouillés dans la baie de Cadix, un peu en arrière des remparts de la ville. Une ligne de vaisseaux anglais et de bâtimens espagnols de diverses grandeurs, formait le demi-cercle où étaient les vieux vaisseaux dégréés, qui servaient de prisons aux Français. Des cannonières placées autour de chaque ponton, le gardaient de près pour rendre son enlèvement impossible. Le régime des pontons de Cadix était horrible ; plus cruel peut-être encore que celui des pontons anglais. Il y a, dans toute l’histoire de la captivité de nos compatriotes sur les bastilles flottantes, des moines qui y ont joué un rôle épouvantable.