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UN TOUR DE MATELOT.

quand ils voyaient flotter sur la rade les restes sanglans de quelques hommes, que des Français avaient dévorés parce que le gouverneur de Cadix n’avait pas envoyé pendant plusieurs jours le biscuit des rations avares, leurs cœurs se soulevaient ; ils rêvaient la délivrance de tous ces malheureux, et lorsqu’ils se retrouvaient face à face avec des timides qui les dénonçaient quelquefois aux gardiens espagnols, pour n’être pas compromis par eux, oh ! alors ils ne pouvaient se contenir. Leurs reproches devenaient amers ; leur ironie était déchirante ; leurs regards portaient l’insulte au front où ils s’attachaient ; leur politesse, quand ils y descendaient, avait quelque chose d’aigre et de cruel ; enfin, c’était la guerre, une guerre sourde qui éclatait seulement en railleries, en saillies brutales, en feints élans de gaîté, cachant de poignantes épigrammes, et à qui il manquait quelques pieds de terre et du fer pour un duel à mort.

Euryeul était dans cette disposition d’esprit familière à tout ce qui soupirait après la liberté, à bord de la Vieille-Castille, quand le major l’avait engagé à jouer aux échecs. Quelques paroles échangées pendant la partie, quelques allusions aux malheurs communs, que l’embarras de certaines pièces dans la guerre sur l’échiquier amenait assez naturellement sur les lèvres d’un homme chagrin ; les réponses du major, annonçant peu de sympathie pour les idées d’évasion que l’enseigne de vaisseau cherchait, par des demi-mots, à faire entrer dans le cœur de son partenaire ; tout cela ne contribua pas à modérer l’irritation d’Euryeul. Il quitta donc le lieutenant-colonel, et alla trouver un de ses camarades qui pouvait le comprendre.

C’était un jeune capitaine des marins de la garde, homme d’entreprise et de raison, capable de concevoir un plan hardi, capable aussi de le bien exécuter, bon marin, bon officier de troupes ; ne connaissant aucune crainte, fort d’un grand sang-froid, hardi jusqu’à la témérité ; que vous dirai-je ? un de ces hommes qu’on traite de fous jusqu’au jour où ils ont réussi ; un de ces hommes qui arrivent infailliblement, quand la mort ne les arrête pas en route. Il est arrivé. Aujourd’hui, le capi-