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UN TOUR DE MATELOT.

bre, c’était un moment de vive folie, de grosse et bruyante gaîté. Petit, danseur de l’Opéra, qui s’était égaré, je ne sais comment, dans la Péninsule, où tout le monde était allé chercher fortune, depuis les négocians qui voulaient ajouter à leur bien-être parisien, jusqu’aux notaires qui avaient fait de mauvaises affaires en France ; Petit était le coryphée de la danse sur le ponton. Il avait fait l’admiration de la société française à la prison de San Carlos ; à bord du vaisseau qui le reçut, quand il quitta l’île de Léon, il se faisait estimer par son talent classique, qui courait à la suite d’Albert et de Duport, ce qu’on estimait beaucoup dans ce temps des arts de l’empire, où l’imitation avait le pas devant sur l’imagination, où le génie consistait à copier. Outre Petit, la Vieille-Castille avait des danseurs distingués. La contre-danse n’y était guère moins brillante que le quatuor. Valses, boléros, fandangos, gavottes, allemandes, on exécutait tout, et assez bien. La ronde avait ses prosélytes, non pas tout-à-fait la ronde des matelots qui tourne, quelquefois ignoble et grossière, au bruit d’un air étrange, syncopé par des gestes indécens, et accentué par les bouffonneries de sales équivoques : il y avait des femmes au ponton, et, bien que toutes ne fussent pas connues par la rigidité de leur vertu, bien que certaines aventures eussent pu faire croire que ces dames n’avaient plus le droit de se scandaliser du vocabulaire du gaillard-d’avant, cependant, comme elles étaient femmes, et que quelques-unes étaient dignes du respect de leurs compagnons de captivité, la ronde ne dépassait guère les bornes d’une plaisanterie permise.

Un homme donnait surtout l’entrain à ce plaisir, dont l’avantage était double, car il donnait au corps un exercice auquel la promenade sur le pont et dans les batteries ne pouvait pas suffire, et il apportait un moment d’oubli aux peines sans nombre dont on sentait toute l’horreur, pendant le silence des nuits et dans le calme qui précédait ou suivait les momens d’une distraction active. Cet homme heureusement doué, que l’infortune n’eut jamais le pouvoir d’abattre, qui a lassé le sort par sa constance à le braver, qui a fait tous les métiers pour montrer qu’un grand cœur peut ennoblir la misère, qui n’a jamais