Bonaparte se tourmente tout le long de son règne pour anéantir la puissance commerciale des Anglais ; il veut, à Moscou, lancer une torche enflammée dans l’Inde sur les comptoirs de la Grande-Bretagne ; Murat pousse déjà son cheval, en demandant à un moujik le chemin de l’Asie. La France s’épuise dans une hémorragie de gloire. Tout cela pour que nous n’ayons ni thé souchon, ni cannelle de Ceylan, ni nankin des Indes : tout cela, au grand profit du thé fait avec de la mauve, du sucre extrait de la betterave, et du nankin tissé à Rouen : et, pourtant, jamais il n’y a eu autant de thé, de cannelle et de nankin que sous la prohibition des marchandises anglaises. Il y a plus, la restauration arrive, le commerce avec l’Angleterre reprend ; on ne veut plus de nankin, la mode en est passée. Mais qui donc s’est montré plus fort que le système continental, que Napoléon ? La contrebande.
Voyez encore : les châles cachemires sont mis au ban de la douane en France depuis des siècles. Quelle est, je vous prie, la bourgeoise un peu à l’aise aujourd’hui qui n’ait un véritable cachemire ? Dans nos mœurs, c’est presque une condition de mariage. Aussi que d’épaules de mariées en fraude flagrante aux lois de douane !
La régie nous oblige à fumer son tabac noir, épicé avec du poivre. La spirituelle contrebande nous délivre de cette sujétion odieuse. Grâce à elle, nous possédons en France de tous les tabacs ; on fume, devant le perron de la chambre législative, sous les tièdes tilleuls des Tuileries, les cigares roulés à Manille.
Enfin, nous ne pouvons faire un pas sans heurter la contrebande. Je me prends à douter parfois que la reine des Français même ne lui doive quelques beaux tissus de Constantinople ou de Téhéran.
Je n’ai pas besoin d’indiquer les admirables contrastes que présenterait cette nation de contrebandiers, qui, avec d’invisibles barques, des fusils rouillés et un profond mépris pour les lois, alimentent l’Europe de tout ce que lui laissent manquer d’explicables, mais d’impuissantes prohibitions.