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CONSULTATIONS DU DOCTEUR NOIR.

vous ne la laissiez pas sortir au hasard ; cette idée vous préoccupait depuis long-temps ; cette idée, vous l’aimez, vous la contemplez, vous la caressez avec un attachement secret. Elle est, à votre insu, établie profondément en vous, sans que vous en sentiez les racines, plus qu’on ne sent celles d’une dent. L’orgueil et l’ambition de l’universalité d’esprit l’ont fait germer et grandir en vous, comme dans bien d’autres que je n’ai pas guéris. Seulement vous n’osiez pas vous avouer sa présence et vous vouliez l’éprouver sur moi, en la montrant comme par hasard, négligemment et sans prétention.

— Oh ! funeste penchant que nous avons tous à sortir de notre voie et des conditions de notre être ! — D’où vient cela, sinon de l’envie qu’a tout enfant de s’essayer au jeu des autres, ne doutant pas de ses forces et se croyant tout possible ? — D’où vient cela, sinon de la peine qu’ont les âmes les plus libres à se détacher complètement de ce qu’aime le profane vulgaire ?

— D’où vient cela, sinon d’un moment de faiblesse, où l’esprit est las de se contempler, de se replier sur lui-même, de vivre de sa propre essence et de s’en nourrir pleinement et glorieusement dans sa solitude ? Il cède à l’attraction des choses extérieures ; il se quitte lui-même, cesse de se sentir et s’abandonne au souffle grossier des évènemens communs.

— Il faut, vous dis-je, que j’achève de vous relever de cet abattement, mais par degrés et en vous contraignant à suivre, malgré ses fatigues, le chemin fangeux de la vie réelle et publique, dans lequel, ce soir, nous avons été forcés de poser le pied.

Ce fut, cette fois, avec une sombre résolution d’entendre, toute semblable aux forces que rassemble un homme qui va se poignarder, que Stello s’écria :

— Parlez, monsieur.

Et le Docteur noir parla ainsi qu’il suit, dans le silence d’une nuit froide et sinistre.