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tour, et c’était précisément l’époque de la fameuse bataille de B… (Bautzen peut-être ?) où tant d’officiers français périrent.

Quoi ! l’héroïne a déjà aimé ! Quoi ! Ernest ne sera pas le seul, l’unique ; il aura eu un devancier dans le cœur, et qui sait ? dans les bras de sa charmante cousine ! Eh ! mon Dieu oui, qu’y faire ? L’historien véridique de mademoiselle de Liron pourrait répondre comme mademoiselle Delaunay disait d’une de ses inclinations non durables. « Je l’aurais supprimée si j’écrivais un roman. Je sais que l’héroïne ne doit avoir qu’un goût ; qu’il doit être pour quelqu’un de parfait et ne jamais finir : mais le vrai est comme il peut, et n’a de mérite que d’être ce qu’il est. Ses irrégularités sont souvent plus agréables que la perpétuelle symétrie qu’on retrouve dans tous les ouvrages de l’art. »

C’est ainsi, à propos d’irrégularités, que ce petit village de Chamaillières, réunion singulière de propriétés particulières, maisons, prés, ruisseaux, châtaigneraie et grands noyers compris, le tout enfermé de murs assez bas dont les sinuosités capricieuses courent en labyrinthe, compose aux yeux le plus vrai et le plus riant des paysages.

Mademoiselle de Liron a donc aimé déjà, ce qui fait qu’elle est femme, qu’elle est forte, capable de retenue, de résolution, de bon conseil ; ce qui fait qu’elle ne donne pas dans de folles imaginations de jeune fille et qu’elle sent à merveille qu’Ernest lui est de beaucoup trop inégal en âge, qu’il a sa carrière à commencer, et que, si elle se livrait aveuglément à ce jeune homme, il ne l’aimerait ni toujours ni même long-temps. Elle ne se figure donc pas le moins du monde un avenir riant de vie champêtre, de domination amoureuse et de bergerie dans ces belles prairies à foin, partagées par un ruisseau, qu’elle a sous les yeux, ou dans quelque rocher ténébreux de la vallée de Villar qui n’est qu’à deux pas : elle ne rêve pas son Ernest à ses côtés pour la vie. Mais tout en se promenant avec lui sous une allée de châtaigniers devant la maison, tout en prenant le frais près de l’adolescent chéri sur un banc placé dans cette allée, elle le prépare à l’arrivée de M. de Thiézac qu’on attend le jour