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LA MORT DU DUC DE REICHSTADT.

du récit dans l’action. Ce sont les peuples qui meurent qui sont les poètes, ce sont les rois détrônés qui sont les poètes, ce sont les royautés vagabondes qui sont les poètes, ce sont les enfans orphelins par le poison ou par le fer qui sont les poètes. La poésie se déplace comme tout le reste ; le drame est fait par les peuples, les poètes n’ont plus qu’à écouter et à voir. Peuples et poètes sont également à plaindre, également malheureux !

S’il faut tout vous dire, j’imagine bien aussi une raison assez bonne à l’impuissance, ou si vous l’aimez mieux au silence de nos poètes. À présent Bonaparte, vu de loin, leur fait peur peut-être, mais je n’imagine pas que c’est là la raison qui les arrête. Ce qui empêche les poètes de chanter (vieux style), c’est l’étrange abus qu’on a fait du nom de Bonaparte et de sa personne, et de son habit, et de son chapeau, et de sa mort. Vous ne sauriez vous faire idée de ce qu’est devenu le héros, et en combien de pièces ils ont mis son cadavre, moins respectueux que les assassins de Romulus, qui cachèrent sous leurs manteaux les lambeaux palpitans de leur chef, et qui en firent un dieu.

Aussitôt après juillet, le nom de Bonaparte devint une spéculation. Les théâtres, qui étaient dans le marasme, employèrent leur dernier crédit à acheter un vieux chapeau et une redingote grise. Les premiers Bonaparte qu’on fit voir eurent un succès immense ; la spéculation fut énorme. Il n’existe pas de méchant petit théâtre qui n’ait eu son héros à faire torturer chaque soir ; comme ces pauvres comédiens ont fait le gros dos ! comme ils se sont bourré le nez de prises de tabac ! comme ils ont monté à cheval ! et que de paroles mémorables ils ont rapportées ! La parodie a été longue et complète ; on s’est rassasié de Bonaparte comme on s’était rassasié de Robespierre ! Que voulez-vous que devienne un grand homme chez un peuple qui en fait tout de suite après sa mort la pâture d’un mélodrame ? Que peuvent espérer les artistes quand ils assistent aux succès de rapsodies comme celles où Bonaparte a été compromis ; que peuvent penser de nous les étrangers quand ils songent qu’on a donné le rôle de Bonaparte à Mlle Déjazet ? Certes s’il s’agissait d’un autre homme, le silence des artistes serait peut-être excusable, mais