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LETTRES PHILOSOPHIQUES.

torpeur et le silence. Où se sauver, ô mon Dieu ? que veux-tu de nous ? parle, tonne, frappe, révèle-toi, mais tire-nous de nos ignorances et de nos langueurs : mieux vaudrait une société en travail, en enfantement, en douleur, qu’une société sans cœur, sans intelligence, sans enthousiasme.

Je m’emporte, monsieur, excusez cette effusion qui m’échappe, je reviens au sujet qui nous occupe, et je veux terminer aujourd’hui cette lettre en vous communiquant quelques réflexions sur votre patrie. La monarchie prussienne, vous le savez mieux que moi, doit tout à la guerre, à l’art et à la pensée : un siècle, de 1640 où commença de gouverner le grand électeur jusqu’en 1740, où régna l’élève de Voltaire, a suffi pour préparer le théâtre d’un grand homme et d’une grande nation. Frédéric l’unique, comme l’ont appelé les Allemands, fut roi pendant quarante-six ans ; il sut associer la maison de Brandebourg à la suprématie autrichienne ; il entra en partage du premier rang dans l’empire germanique, et fit de son royaume la tête et la pensée de l’Allemagne. Le cabinet de Louis xv, jouet de la coquetterie et de la vanité d’une maîtresse, eut la sottise de se liguer avec Vienne contre Berlin ; il aurait dû, docile aux leçons de Richelieu, poursuivre avec persévérance le cours de ses inimitiés envers la maison d’Autriche, et ne pas renoncer à l’alliance d’un héros novateur qui changeait la face de l’Allemagne. Frédéric mourut en 1786, trois ans avant l’avènement de la révolution française. Il ne l’eût pas combattue ; il avait applaudi à la déclaration et à la résistance de l’indépendance américaine ; il n’eût pas marché contre nous avec Léopold. Sept ans après sa mort, le duc de Brunswick envahissait nos frontières ; je crois qu’ici la Prusse tomba dans la même erreur que Louis xv ; à son tour, elle déclarait la guerre à l’esprit novateur, à l’ennemi de l’Autriche, et contrariait sa propre destinée. Elle ne tarda pas à s’en apercevoir, monsieur, car la première elle se retira de la coalition ; la première elle reconnut la république française ; la première elle signa la paix, et le traité de Bâle, en 1795, témoigne que les deux peuples étaient sur la trace de leurs intérêts réciproques.