Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 7.djvu/607

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
603
HISTOIRE DU TAMBOUR LEGRAND.

tège plairait certainement à toutes les femmes. Pendant ce temps le tambour se faisait toujours entendre dans la rue, je m’approchai de la porte de la maison, et je vis la marche des troupes françaises, ce joyeux peuple de la gloire qui traversait le monde en chantant et en faisant sonner sa musique, les visages graves et sereins des grenadiers, les bonnets d’ours, les cocardes tricolores, les baïonnettes étincelantes, les voltigeurs pleins de jovialité et de point d’honneur, et le grand et tout puissant tambour-major tout brodé d’argent qui savait lancer sa canne à pomme dorée jusqu’au premier étage, et ses regards jusqu’au second, aux jeunes filles qui regardaient par les croisées. Je me réjouis de voir des soldats logés à la maison, ce qui ne réjouissait pas ma mère, et je courus à la place du marché. Elle avait un aspect tout différent. Il semblait que l’univers eût été badigeonné de neuf. Un nouvel écusson était appendu à la maison de ville, le balcon était recouvert de draperies de velours brodé, des grenadiers français montaient la garde, les vieux conseillers avaient pris des mines nouvelles et leurs habits des dimanches ; ils se regardaient à la française et se disaient bonjour. De toutes les fenêtres regardaient les dames ; des bourgeois curieux et des soldats bien propres couvraient la place ; et moi ainsi que d’autres enfans, nous grimpâmes sur le grand cheval de l’électeur pour regarder à notre aise toute cette foule tumultueuse du marché.

Pierre, le fils du voisin, et le long Kurz faillirent se casser le cou dans cette circonstance, et c’eût été une bonne affaire ; car l’un s’enfuit plus tard de la maison de ses parens, s’en alla avec les soldats, déserta, et fut fusillé à Mayence. L’autre fit des découvertes géographiques dans les poches d’autrui, fut nommé en cette considération membre d’une maison de correction, la quitta un beau jour, passa la mer, et mourut à Londres par l’effet d’une cravate trop étroitement serrée.

Le long Kurz nous dit qu’il n’y aurait pas d’école ce jour-là à cause de la prestation de serment. Il nous fallut long-temps attendre. Enfin le balcon se remplit de messieurs bariolés, de drapeaux, de trompettes, et M. le bourgmestre, dans son célèbre habit rouge, lut un discours qui s’allongeait un peu comme de la gomme élastique, ou comme un bonnet de coton dans lequel on jette une pierre. J’entendis les derniers mots, il dit distinctement qu’on voulait nous rendre heureux ; et à ces mots, les trompettes sonnèrent, les drapeaux s’agitèrent, les tambours