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Oh ! je connais ces larmes ! Pourquoi feindre plus long-temps ? Vous, madame, vous êtes vous-même la belle dame qui a déjà pleuré si amèrement à Godesberg, au récit de cette triste aventure de ma vie. Vos pleurs coulaient comme des perles ; le chien brun restait immobile ; le Rhin murmurait plus doucement ; la nuit couvrait la terre ; et j’étais assis à vos pieds, madame, regardant le ciel étoilé. Un moment je pris vos yeux pour deux étoiles. Mais comment peut-on confondre vos yeux avec des étoiles ? Ces froides lumières du ciel ne peuvent pas pleurer sur la misère d’un homme qui est si misérable, qu’il n’a plus de larmes.

Et j’avais encore des raisons particulières pour ne pas méconnaître ces yeux. Dans ces yeux, habitait l’âme de la petite Véronique.

J’ai calculé, madame, que vous êtes née juste le jour où mourut la petite Véronique. Johanna m’avait prédit que je retrouverais la petite Véronique à Godesberg, et je l’ai aussitôt reconnue. Ç’a été une mauvaise pensée à vous, madame, de mourir autrefois, lorsque nos jolis jeux commençaient à aller si bien. Depuis que la pieuse Ursule m’avait dit : « Voilà ce que fait la mort », j’allais seul et gravement dans la grande galerie de tableaux ; mais ces figures ne me plaisaient plus autant qu’autrefois : elles me semblaient tout-à-coup effacées. Un seul tableau avait conservé son coloris et son éclat. Vous savez, madame, de quel tableau je parle.

C’est celui du sultan et de la sultane de Delhi.

Vous souvenez-vous, madame, comme nous nous arrêtions durant des heures entières devant ce tableau ? Et, comme la pieuse Ursule souriait merveilleusement, lorsque les gens remarquaient que les figures du tableau ressemblaient tant aux nôtres ? Madame, je trouve que vous étiez fort ressemblante, et il est inconcevable que le peintre ait saisi jusqu’au costume que vous portiez alors. On dit qu’il était devenu fou, et qu’il avait rêvé cette image. Son âme résida-t-elle donc jadis dans ce grand singe sacré, qui se tenait derrière vous comme un jokei ? En ce cas, il dut se souvenir de ce voile gris d’argent sur lequel il répandit du vin, et qu’il tacha. Je fus content de le voir enlever : il ne vous habillait pas très bien. En général le costume de l’Europe vous va mieux que le costume indien. Sans doute tous les costumes conviennent aux jolies femmes. Vous souvenez-vous,