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ASPIRANT ET JOURNALISTE.

n’a pu parvenir à faire de moi qu’un copiste malhabile. Je m’avisai un jour d’enseigner une langue que je n’ai jamais bien sue, et de donner à des étrangers des leçons de français : saint Jean donnait bien le baptême sans l’avoir reçu ! Un remords me prit et je quittai le professorat par respect pour la langue. Ce que je fis de mieux, le voici :

J’étais fort pauvre, et j’avais adopté pour mon restaurant, non pas le Café Anglais où je savais que certaines personnes dînaient toujours avec l’argent du respectable M. Lafitte, mais un petit cabaret de la rue Montpensier, où l’on dînait pour dix sous ; et de bons dîners, je vous assure ! un morceau de bœuf excellent, du pain et quelquefois du vin ! Mes commensaux étaient des cochers de cabriolets et quelques honnêtes ouvriers, presque tous anciens soldats. Je n’avais qu’un seul habit, un habit d’uniforme ayant des ancres brodées au collet et aux retroussis ; il me donnait un peu de considération à cette auberge ; seulement je n’y boutonnais pas mes épaulettes que je conservais pour faire mes visites dans quelques maisons où j’étais fort bien reçu, mais où l’on ignorait une misère que je cachais avec un col de chemise assez propre. Je n’étais pas si gai que les cochers, et leurs éclats de rire me faisaient mal quelquefois, bien que je fusse assez philosophe pour ma position. J’allais donc prendre mon repas vers quatre heures, avant que la société fût nombreuse ; et puis j’avais le choix des morceaux ! Un ouvrier me regardait souvent dans le coin obscur où je me plaçais d’ordinaire. Un soir, il s’approche poliment de moi, pose son assiette, son pain et sa bouteille, — ce jour-là je bus du vin ! — sur la toile cirée qui servait de nappe à ma table, et me dit : « Excusez, mon officier, si je vous dérange ; mais j’ai à vous parler. — Asseyez-vous ; monsieur, et causons. — Vous êtes déplacé ici, mon officier. — Mais non, je suis conformément à ma fortune, il y a ici d’honnêtes gens dont la société ne saurait me déplaire ; et quant à la vie animale !… — Eh bien ! ça me fait de la peine, voyez-vous, vous n’êtes pas fait pour vivre avec nous autres, et il faut que chacun soit à sa place. — La mienne est humble, que voulez-vous ? je n’y resterai pas toujours, j’espère. — Auriez-vous de la répugnance pour un état manuel ? — Aucune.