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POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

Et ce prologue, je l’espère, explique suffisamment pourquoi je me complais si délibérément dans le récit des biographies d’artistes, pourquoi j’essaie si souvent d’interpréter les œuvres qu’ils nous ont laissées par le tableau de leur destinée sociale.

Charles-Robert Maturin, qui fait le sujet de ces nouvelles études est né en 1782, à Dublin. Son père exerçait alors un emploi modique, mais honorable. Dans ses exercices universitaires, le jeune Robert se distingua de bonne heure par une conception rapide, une parole harmonieuse et soudaine, mais plus encore par son indolence et sa mélancolie. En quittant l’université, il entra dans les ordres, et devint vicar of a curate, c’est-à-dire qu’il suppléa dans ses fonctions ecclésiastiques un ministre de campagne. Comme il arrive d’ordinaire aux âmes tristes, il sentit, à son début dans la vie, le besoin de consolation, de confiance, d’intimité, de sympathies sans réserve. À de pareilles âmes l’amitié ne suffit pas.

Maturin se prit d’amour pour Henriette Kingsburg, sœur de l’archidiacre de Killala, et petite-fille du docteur Kingsburg, qui recueillit des lèvres de Swift les dernières paroles intelligibles et sensées que le doyen de Saint-Patrick ait prononcées ; il eut le bonheur d’épouser son Henriette, et, confiant dans l’avenir, se résigna doucement à la médiocrité de son existence. La vie de famille, entremêlée des travaux paisibles de sa place, suffisait à ses desirs. Son intelligence, malgré sa souplesse et son agilité, ne s’employait qu’à mieux comprendre le bonheur modeste qui lui était départi, sans s’élever ou sans descendre, comme on voudra, jusqu’aux rêves soucieux de l’avarice et de l’ambition. Si les choses fussent demeurées en cet état, Maturin aurait continué de vivre au milieu de joies ignorées, entouré d’amour et de caresses, lisant le soir la prière à ses enfans réunis, bénissant Dieu des journées qu’il lui accordait, et s’endormant dans les bras de son Henriette pour rêver à la veille ou au lendemain, à des jours sereins et pareils.

Il y a long-temps qu’on l’a dit, et jamais parole plus vraie ni plus douloureuse ne s’est prononcée : « le bonheur n’a pas d’histoire. » Le père de Robert perdit l’emploi qu’il exerçait avec bonheur depuis quarante-sept ans ; dès ce moment, le mari d’Henriette fut obligé de chercher ailleurs que dans les modiques émo-