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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

qui joint le dôme du Goûter au sommet du Mont-Blanc : c’était un chemin de danseur de corde ; mais c’est égal, je crois que j’aurais réussi à aller jusqu’au bout, si la Pointe Rouge n’était venue me barrer le chemin. Comme il était impossible d’avancer plus loin, je revins vers l’endroit où j’avais quitté les camarades ; mais il n’y avait plus que mon sac ; désespérant de gravir le Mont-Blanc, ils l’avaient laissé là en disant : — Balmat est leste, il nous rattrapera. — Je me trouvai donc seul, et un instant je balançai entre l’envie de les rejoindre et le désir de tenter seul l’ascension. Leur abandon m’avait piqué ; puis, quelque chose me disait que cette fois je réussirais. Je me décidai donc pour ce dernier parti ; je chargeai mon sac et me mis en route : il était quatre heures du soir.

Je traversai le grand plateau, et je parvins jusqu’au glacier de la Brinva d’où j’aperçus Cormayeur et la vallée d’Aoste en Piémont. Le brouillard était sur le sommet du Mont-Blanc ; je ne tentai pas d’y monter, moins dans la crainte de me perdre que dans la certitude que les autres, ne pouvant m’y voir, ne voudraient pas croire que j’y étais parvenu. Je profitai du peu de jour qui me restait pour chercher un abri ; mais au bout d’une heure, comme je n’avais rien trouvé, et que je me rappelais l’autre nuit, vous savez, je résolus de revenir chez moi. Je me mis donc en marche ; mais, arrivé au grand plateau, comme je ne savais pas encore me garantir la vue avec un voile vert, ainsi que je l’ai fait depuis, la neige me fatigua tellement les yeux, que je ne distinguais plus rien ; j’avais des éblouissemens qui me faisaient voir de grandes taches de sang. Je m’assis pour me remettre ; je fermai les yeux et je laissai tomber ma tête entre mes mains. Au bout d’une demi-heure, ma vue s’était remise, mais la nuit était venue ; il n’y avait pas de temps à perdre. Je me levai, — et allez !

Je n’avais pas fait deux cents pas que je sentis, avec mon bâton, que la glace manquait sous mes pieds : j’étais au bord de la grande crevasse, tu sais, Pierre Payot (c’était le nom de mon guide) ; — la grande crevasse où ils sont morts à trois, et d’où l’on a tiré Marie Coutet.

— Qu’est-ce que cette histoire, interrompis-je ?

— Je vous conterai ça demain, me dit Payot. — Allez, mon ancien, allez, continua-t-il, en s’adressant à Balmat, on vous écoute.