Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 1.djvu/650

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
642
REVUE DES DEUX MONDES.

Balmat reprit :

— Ah ! je lui dis : je te connais. Au fait nous l’avions traversée le matin sur un pont de glace recouvert de neige. Je le cherchai, mais la nuit allait toujours s’épaississant ; ma vue se fatiguait de plus en plus et je ne pus le retrouver : le mal de tête dont j’ai déjà parlé m’avait repris ; je ne me sentais aucun désir de boire ni de manger ; de violens maux de cœur me labouraient l’estomac. Cependant il fallait se décider à demeurer jusqu’au jour près de la crevasse. Je posai mon sac sur la neige, je tirai mon mouchoir en rideau sur mon visage, et je me préparai de mon mieux à passer une nuit pareille à l’autre. Cependant, comme j’étais deux mille pieds plus haut à peu près, le froid était bien plus vif ; une petite neige fine et aiguë me glaçait ; je sentais une pesanteur et une envie de dormir irrésistible, des pensées tristes comme la mort me venaient dans l’esprit, et je savais très bien que ces pensées tristes et cette envie de dormir étaient un mauvais signe, et que si j’avais le malheur de fermer les yeux, je pourrais bien ne plus les rouvrir. De l’endroit où j’étais, j’apercevais, à dix mille pieds au-dessous de moi, les lumières de Chamouny, où mes camarades étaient bien chaudement, bien tranquilles près de leur feu, ou dans leur lit. Je me disais : Peut-être n’y en a-t-il pas un parmi eux qui pense à moi, ou, s’il y en a un qui pense à Balmat, il dit, en tisonnant ses braises, ou en tirant sa couverture sur ses oreilles : — À l’heure qu’il est, cet imbécille de Jacques s’amuse probablement à battre la semelle. Bon courage, Balmat ! — Ce n’était pas ce qui me manquait, le courage, mais la force ! — L’homme n’est pas de fer, et je sentais bien que je n’étais pas à mon aise, enfin. Dans les courts intervalles de silence qu’interrompaient de minute en minute la chute des avalanches et le craquement des glaciers, j’entendais aboyer un chien à Cormayeur, quoiqu’il y eût à peu près une lieue et demie de ce village à l’endroit où j’étais ; — cela me distrayait. — C’était le seul bruit de la terre qui arrivât jusqu’à moi. — Vers minuit, le maudit chien se tut, et je retombai dans ce diable de silence comme il en fait un dans les cimetières, car je ne compte pas le bruit des glaciers et des avalanches ; ce bruit-là, c’est la voix de la montagne qui se plaint, et bien loin de rassurer l’homme, elle l’épouvante.