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SALON DE 1833.

recouvrait le sang, des haines qui s’éteignaient dans une commune et sympathique espérance, qu’a-t-il fait de tout cela ? Que veulent dire ces pavés de carton, qui n’auraient pas brisé la glace d’une calèche, qui auraient cédé sous le pied des chevaux ? Où vont ces grisettes endimanchées, ces ouvriers paisibles, ces vieillards sans élan, dont le sang ne s’est pas réchauffé, dont le cœur n’a pas cru rajeunir de quarante ans ?

Si je lisais, au bas de cette toile, que le peuple de France, un jour de fête, regarde passer un roi, qui règne depuis dix ans, je n’aurais que de l’indifférence pour un tableau très médiocrement peint, sans intérêt et sans animation.

Mais il s’agit d’une grande chose, d’une scène imposante, d’un de ces drames gigantesques qui ne se renouvellent qu’à la distance de plusieurs siècles ; jours lumineux et inspirés, qui ravissent la pensée en extase : il nous fallait un chef-d’œuvre, et nous ne l’avons pas.

Il y a deux ans nous avons vu ce que signifiait pour un artiste éminent l’émancipation de la France. Malgré les critiques très sérieuses qui pouvaient s’appliquer sans injustice à la Liberté de M. E. Delacroix, personne, je l’espère, ne voudra nier la puissance poétique de son tableau. Il avait pris à l’allégorie ce qu’elle a de saint et d’auguste, et en même temps, docile aux exigences de son siècle, il avait eu soin de l’expliquer par une réalité saisissable, accessible aux intelligences paresseuses. Comprenant à merveille que les choses et les hommes placés trop près de nous répugnent à la poésie volontaire et artificielle, précisément parce qu’ils sont pleins d’une poésie fatale et réelle, il avait mis à la tête de la canaille sublime une jeune vierge, offrant au plomb et à l’acier sa gorge nue, le front serein et l’œil en feu.

Or, sans refuser de reconnaître que le moment choisi par M. Horace Vernet n’est peut-être pas le plus beau et le plus vif de tous, et ne se peut comparer aux jours précédens, je dois dire cependant qu’une partie des avantages attribuables à M. Delacroix se retrouve dans le départ du lieutenant-général ; c’est encore l’insurrection victorieuse, haletante. Ce n’est plus l’heure du triomphe, c’est la joie qui se repose après la conquête ; le passage du roi futur n’est qu’un épisode secondaire.