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— Monsieur, monsieur ! vous laissez tomber vos gants, votre argent ! — Voix perdues, peines inutiles, il est déjà loin, bien loin, hors de portée ; il a franchi l’escalier, le péristyle, la cour, les allées du jardin, la grille des bains, et il est allé respirer au fond d’une bonne chaise de poste qu’il a trouvée tout attelée et toute disposée à recevoir un voyageur qui n’est certainement pas lui. Qu’importe ? Bast ! fouette, postillon, et en route !

— Où allons-nous, monsienr ?

— Où tu voudras.

— Mais, monsieur !…

— La première route venue, voilà cinq florins, ferme la portière, et à cheval !

Les roues baisent la terre, les chevaux la battent, le fouet crie, le postillon fume, et la chaise, emportée, roule, par un beau ciel d’étoiles et une belle nuit d’été, sur la route contraire à celle qu’elle devait parcourir… Au bout d’une longue demi-heure, l’homme à la grosse queue et aux petites cuisses, descend de cheval, laisse la voiture gravir lentement une montée, secoue les cendres chaudes de sa pipe, la gorge de tabac, et ouvrant la bouche pour la première fois, se dit à lui-même, après trois aspirations de fumée, et avec toute la vivacité allemande : — Je crois bien qu’il est fou ce jeune homme… Oui, il est fou de joie, fou à lier, ivre, plus ivre cent fois qu’un jour de dimanche aux barrières, qu’un mousse anglais arrivant des Indes, qu’une femme du peuple revenant de la Grève. — Il a joué, et il a gagné…, 15,000 florins courent la poste avec lui, il a de l’or partout, plein ses basques, plein ses goussets, plein l’oreille, plein la tête…

— Rouge passe, impair gagne, murmura-t-il du creux de sa voiture, malgré l’affreux grincement des roues, et les cahots qui le secouent de façon à lui couper la langue.

— Rouge passe, impair gagne… À moi ! — Faites votre jeu messieurs. — Rouge passe, impair gagne. — Encore à moi ! — Rouge passe, impair gagne. — Toujours à moi… Et l’or s’entasse devant lui comme une montagne, et flamboie aux reflets des lumières comme un Vésuve allumé… Cette nuée de têtes étagées et pendantes autour de la table, cette foule de mains gravitant sans cesse du tapis à la poche, joueurs, spectateurs, tout disparaît ; il ne voit qu’une