Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 2.djvu/296

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
290
REVUE DES DEUX MONDES.

un tableau peint de barres noires et jaunes, avec une belle couronne d’or. Je n’ai jamais vu ma mère, elle mourut que j’étais toute petite, Henri, toute petite !…

Je m’en souviens à peine ; ce que je n’ai pas oublié, c’est qu’elle m’appelait Beata, sa jolie Beata ; — cela veut dire heureuse en latin, les Hongrois parlent cette langue comme l’allemand : mon père m’en avait appris quelques mots autrefois, mais je n’en sais plus rien maintenant. Depuis trois ans surtout, je ne sais plus distinguer une lettre d’une autre ; je n’ai pas même ouvert ma bible, et c’est un grand péché : aussi Dieu devait me punir cruellement. Pourtant je ne me plains pas, oh ! non, je ne me plains pas, Dieu m’a ramené celui que j’aimais et que j’aime plus que ma vie.

Et en parlant ainsi, elle se jeta au cou de son amant.

Il y avait de la confusion dans la tête de cette douce enfant, mais à travers ce chaos d’idées on sentait percer une chaleur d’âme qui aurait attendri le cœur le plus dur. D’ailleurs il fallait s’attendre à tout, à ce déluge de paroles et à cette exaltation de pensées. Quand le cœur a été long-temps comprimé, il faut qu’il se dilate ; chez les femmes surtout, l’épanchement est nécessaire, il se fait toujours par les lèvres ou par les yeux. Otto n’avait jamais attaché grande importance à la conquête de cette jeune fille, il avait considéré sa liaison avec elle comme une affaire de sens, comme une aventure de montagne, une heureuse fortune qui peut arriver à tout homme bien tourné, que l’on est sot de laisser échapper, mais qu’il ne faut pas prendre au sérieux, et qui n’engage à rien. Évidemment il s’était trompé ; loin d’agir sur une nature commune, il avait rencontré des nerfs délicats, une organisation fine et supérieure. Alors le sentiment qu’il avait communiqué si légèrement avait pris de la force, le malheur, les revers, l’absence, et une foule d’accidens l’avaient constamment entretenu, irrité ; maintenant les nouveaux événemens le portaient à son plus haut degré d’énergie.

Otto comprit le mal qu’il avait fait, mais il ne vit pas les suites qui pouvaient en résulter. Soit insouciance ou confiance en son étoile, il se livra tout entier à l’impression du moment ; malgré l’air de pauvreté répandu autour de lui, malgré les paroles du voiturier et tout ce qu’il venait d’entendre ; l’amour de Beata, sa chaleur de