courbes fussent toujours aussi fréquentes, et nous lui fîmes, mais d’une manière plus énergique, cette seconde observation :
— Mais s… d… cocher, vous allez nous verser.
Il fouetta son cheval à lui enlever la peau, et nous répondit par sa locution favorite :
— A pas peur, notre maître. — Seulement il ajouta par forme d’encouragement sans doute : — Napoléon a passé par ici.
— C’est une vérité historique que je n’ai pas l’intention de vous contester. Mais Napoléon était à mulet, et il avait un guide qui n’était pas ivre.
— À mulet ! — Vous vous y connaissez ! — Il était sur une mule…
Nous repartîmes comme le vent ; notre guide continua de parler la tête tournée de notre côté, et sans daigner même jeter les yeux sur la route.
— Oui, sur une mule, à preuve même que c’est Martin Groseiller de Saint-Pierre qui le conduisait, et que sa fortune a été faite.
— Cocher !…
— A pas peur, — et que le premier consul lui a envoyé de Paris une maison et quatre arpens de terre. — Haoh ! Haoh ! —
C’était la roue de notre char qui pinçait le précipice de si près, que Lamark et de Sussy, qui étaient du côté de la planche, dont l’extrémité dépassait la largeur de la voiture, étaient littéralement suspendus sur un abîme de quinze cents pieds de profondeur.
Ceci rendait la plaisanterie de fort mauvais goût. Je sautai à bas de la voiture au risque d’avoir les jambes brisées contre les roues, et j’arrêtai le cheval par la bride. Nos camarades, qui nous suivaient dans la seconde voiture, et qui ne comprenaient rien au jeu que nous jouions depuis le commencement du voyage, avaient jeté un cri que nous avions entendu : ils nous croyaient perdus.
— A pas peur, Napoléon a passé par ici. — A pas peur. —
Et chaque mot de ce refrain éternel était accompagné d’une volée de coups de fouet dont une partie tombait sur le cheval, et l’autre sur moi ; l’animal furieux se cabrait en reculant, et la voiture se retrouva de nouveau suspendue au-dessus de l’épouvantable ravin. Ce moment était critique ; nos compagnons du chariot