— Eh bien, nous ne descendrons pas de mulet.
— Ça vous plaît à dire, vous y serez bien forcés.
— N’importe, allez prévenir vos camarades et chercher vos quadrupèdes.
— Avec votre permission, messieurs, vous savez que les courses de nuit se paient double.
— Très bien. Combien de temps vous faut-il ?
— Un quart d’heure.
— Allez.
Aussitôt que nous fûmes seuls, nous prîmes les dispositions les plus confortables pour la route ; chacun ajouta à ce qu’il avait sur le corps ce qu’il possédait en blouse, redingote ou manteau, remplit sa gourde d’un excellent rhum, dont Soissons était le dispensateur : une distribution fraternelle de cigarres fut faite, et un briquet phosphorique, qui se carrait dans son habit rouge, passa par acclammation du chambranle de la cheminée dans la poche de de Sussy. Puis, chacun se rangeant autour du feu, l’augmenta de tout ce que nous pûmes rencontrer de bois, et fit une provision de chaleur pour le voyage.
Notre guide rentra. — Bon, chauffez-vous, dit-il, ça ne peut pas faire de mal.
— Êtes-vous prêts ?
— Oui, notre maître.
— Alors… à cheval.
Nous descendîmes et trouvâmes nos montures à la porte, chacun enfourcha gaîment sa bête, et mû d’un sentiment d’ambition, tenta de lui faire prendre la tête de la colonne. Or, chacun sait, pour peu qu’il ait monté une fois dans sa vie à mulet, que l’une des choses les plus difficiles de ce monde est de faire passer un mulet devant son camarade. Cette lutte nous tint près d’un quart d’heure en joie, tant nous sentions le besoin de réagir d’avance contre la fatigue à venir ; enfin Lamark se trouva notre chef de file, et lâchant la bride de son mulet, il parvint, à l’aide de ses talons et de sa canne, à le mettre au trot, en criant :
« A pas peur. Napoléon a passé par ici !… »
Quand un mulet trotte, toute la caravane trotte, et par contre-coup les guides, qui sont à pied, sont obligés de se mettre au galop.