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REVUE. — CHRONIQUE.

et n’était pas plus gros que mon bras. Je le tirai du canot, et je roulai la voile autour du bout. Il me semblait alors certain que si je mettais le genou en terre, et que je tinsse le mât dans la même direction qu’un soldat tient sa baïonnette lorsqu’il fait une charge, je pourrais l’enfoncer dans la gorge du caïman, s’il venait à moi la gueule ouverte. Lorsqu’on communiqua ce projet aux Indiens, ils rayonnèrent de joie et dirent qu’ils m’aideraient à le tirer du fleuve. « Vous êtes braves à présent, me dis-je à moi-même, audax omnia perpeti, maintenant que vous me voyez entre vous et le danger. » Je rassemblai alors tout le monde pour la dernière fois avant le combat ; nous étions quatre sauvages de l’Amérique méridionale, deux nègres d’Afrique, un créole de la Trinité, et moi-même, homme blanc du comté d’York ; absolument un petit groupe de la tour de Babel, les uns vêtus, les autres tout nus, tous différens d’adresse et de langage.

« Je pris alors le mât du canot dans ma main, et je mis un genou en terre à quatre pas environ du bord de l’eau, décidé à enfoncer le mât dans la gorge du caïman, s’il m’en donnait l’occasion. Je me trouvais certainement dans une position un peu désagréable, et je pensais à Cerbère de l’autre côté du Styx. On tira le caïman jusqu’à la surface ; il plongea avec violence aussitôt qu’il arriva dans ces régions élevées, et s’enfonça dans le fleuve lorsqu’on lâcha la corde. J’en vis assez pour n’être pas séduit du premier coup-d’œil. Je dis aussitôt qu’il fallait tout risquer et l’amener à terre ; on tira de nouveau, et il parut, monstrum horrendum, informe. C’était un moment intéressant ; je gardai ma position avec fermeté, les yeux fixement attachés sur lui.

« Lorsque le caïman fut à deux pas de moi, je vis qu’il était dans un état de crainte et de trouble ; je lâchai tout à coup le mât pour m’élancer sur son dos en faisant un demi-tour au même instant, en sorte que je me trouvai assis le visage tourné convenablement. Je saisis aussitôt ses jambes de devant, et en y mettant toutes mes forces, je les tordis sur son dos ; elles me servaient de bride.

« Il parut alors revenu de sa surprise, et se trouvant probablement dans une société dangereuse, il commença à plonger avec violence et battait le sable avec sa longue et forte queue ; j’étais hors de ses atteintes étant placé près de la tête ; il continua à plonger et à frapper, ce qui rendait ma position très peu commode. Ce spectacle devait être curieux pour un spectateur désintéressé. Mes gens poussaient des cris de triomphe et étaient si bruyans, qu’il se passa quelque temps avant que je pusse leur faire entendre de me tirer avec ma monture plus avant sur le rivage. Je craignais que la corde ne se rompît, et alors il y avait toutes sortes de probabilités que je serais descendu dans les régions aquatiques avec le