Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 2.djvu/597

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
591
VOYAGE DANS L’INDE.

nécessité m’a forcé. Depuis six mois, la base fondamentale de mon déjeuner et de mon dîner, c’était du riz. Ici, il n’y a plus que du blé et de l’orge. Je me croyais bien pourvu de mon avoine accoutumée, et comme je suis très peu désireux de mettre le nez dans ce repaire d’iniquités (je veux dire le panier de ma bouche) de mon cuisinier, je crus l’imbécille sur parole : puis il se trouva que bientôt la disette de riz se déclara ; mais mon havildar gorkha, mon lieutenant-général, à force de violer le domicile du peu de gens qu’il y a en cette haute vallée, trouva quelques paniers de pommes de terre. Grand régal là-dessus, quoique je les mangeasse au sel, comme Bonaparte les artichaux. Mais si tu as ton Courier présent à la mémoire, tu te souviendras que celui qu’on n’appelait pas encore le duc de… de je ne sais quoi, s’écria : Ô grand homme ! admirable en tout !…

Quoique je sois ici un très grand seigneur relativement, personne ne me fit ce compliment, et le passage du sec au vert eut sur moi la funeste influence que tu ressentais, il y a quelques dix-huit ans, sur les bords du Niémen, allant à pied par précaution, et menant ton cheval par la bride. Cependant le temps était superbe, et au pied des hautes cimes où j’étais campé, c’était une circonstance trop précieuse pour n’en pas profiter aussitôt. J’y fis deux ascensions, à un jour d’intervalle ; arrêté dans la première, par la superstition et surtout par la stupide pusillanimité de mes gens, bien au-dessous du point que je m’étais proposé d’atteindre. Cette pusillanimité m’aurait fait manquer pareillement le but de ma deuxième expédition, si aux promesses d’encouragement à me suivre, je n’avais ajouté la menace d’un châtiment pour qui refuserait de marcher. Un seul, mon jardinier, m’était fidèle, le plus stupide et le plus craintif des Hindous. Le reste de la bande, accroupi au soleil sur une roche qui perçait le manteau de neige sur laquelle nous marchions depuis deux heures, était parfaitement mutiné et appelait mon pauvre jardinier. Je n’attendis pas que la fidélité succombât ; et quoiqu’il en coûte de gravir sur des neiges molles quelques centaines de pieds au-dessus d’un certain niveau, où la rareté de l’air rend la respiration précipitée et pénible, épuisé au bout de trente pas, je sacrifiai mon avance, et fléchissant légèrement les genoux, renversant le corps en arrière, appuyé de mes deux mains sur