blesse avait un sens du temps de nos grands-pères, aujourd’hui il n’en a plus ; les titres courent les rues, et quant aux privilèges, ce qui nous en reste augmente la misère du peuple, sans nous être d’aucun profit ; si nous ne payons pas l’impôt au roi, nous le payons aux exigences d’une position factice, à la mode, à l’usage, à notre oisiveté qui nous oblige souvent de nous ruiner, pour échapper à l’ennui. Moi, qui vous parle, j’ai perdu ce matin quatre heures à arpenter dans tous les sens la grande terrasse de Versailles, et à compter les cinq cents fenêtres du château, en attendant le moment d’être introduit. Après de pareilles matinées, croyez-vous, monsieur, qu’on puisse éviter le soir une petite tentation de désordre soit au jeu, soit ailleurs ? Je le dis en conscience, il nous faudrait de l’occupation ! Un peu de guerre, par exemple, avec les Anglais, à propos de leurs colonies insurgées.
— Monsieur, dit le Génevois, cela serait fâcheux, très fâcheux pour le nouveau système de crédit, et M. le directeur…
— Comme vous voudrez, je n’y tiens pas ; mais il nous faut des événemens, des événemens graves qui nous retrempent, nous rajeunissent, nous enlèvent cette vieille défroque du temps passé, qui nous pèse sur les épaules ; pour la naissance, je ne me crois pas moins qu’un autre : eh bien ! je donne à qui voudra le prendre, tout ce qui me revient de ma noblesse, hors mon épée toutefois, et le nom de mes pères.
— C’est un héritage sacré pour tout homme qui se respecte, un héritage inaliénable, reprit le Génevois avec chaleur, et dans notre petit état républicain, nous regardons comme un devoir pieux de conserver, de rechercher même toutes les traditions de famille.
— Ah ! monsieur, vous venez de prononcer un mot qui me charme ; république ! ce mot dit bien des choses. Je n’ai pas vu votre ville de Genève ; mais j’ai traversé quelques-uns des cantons suisses, et tout s’y passe, je crois, à peu près comme chez vous ; là, point de noblesse, mais un patriciat ; qui, sans être onéreux à personne, maintient le lustre des bonnes familles. Vous êtes patricien, monsieur ?
Auberti fit un mouvement de tête qu’on pouvait interpréter comme un signe d’affirmation.
— Je vous en félicite, comparez, je vous prie, cette situation