Ces paroles excitèrent un rire général, auquel le marquis de Pezay contribua, pour sa part, d’une manière assez bruyante. Le ministre continua :
— J’ai ri, comme vous, de m’entendre qualifier de la sorte ; mais je trouve dans la boutade de mon vieux commis une leçon de tolérance. Si cette observation n’était pas trop subtile pour devenir populaire, je la formulerais en proverbe, et je dirais : il n’y a personne qui ne soit le théoricien d’un autre.
Cette plaisanterie de bon goût remit madame Necker à son aise ; mais, pour éloigner sans retour la conversation de l’écueil où elle l’avait vue sur le point d’échouer, elle dit à son mari d’un ton gracieux : — Mon ami, je pense que les affaires ne vous ont pas fait oublier qu’aujourd’hui nous fêtons l’escalade ?
— L’escalade ! ah ! vraiment, oui, nous sommes au 12 décembre ! c’est un grand jour pour nous autres Génevois ; ce jour-là, nous ne faisons rien autre chose que chanter de vieilles chansons sur des airs baroques, et nous conter les uns aux autres, en grand détail, une histoire que nous savons tous.
— En grand détail ! dit l’abbé Raynal avec empressement ; est-ce qu’il y a des aditions authentiques sur ce guet-à-pent de la tyrannie contre un peuple libre ? Cela vaudrait la peine d’être placé quelque part, et je le publierais avec un certain plaisir pour l’instruction des despotes.
— Sans doute, reprit M. Necker, il y en a d’assez curieuses ; mais les enfans les savent beaucoup mieux que les grandes personnes. Je suis sûr que Louise pourrait nous faire un excellent récit, d’après l’autorité de sa bonne.
— La petite Necker se hâta de répondre à cette espèce d’invitation. Elle rougit, mais ce fut de plaisir de se voir l’objet de l’attention générale ; et regardant sans embarras son auditoire, elle commença :
« Le duc de Savoie avait fait de grands péchés ; son confesseur lui dit : Mon prince, je vous donne pour pénitence d’entendre la messe de Noël à Saint-Pierre de Genève. — À Saint-Pierre ? dit le duc, cela ne se peut, puisque la ville est hérétique. — Eh bien mon prince, vous prendrez la ville. — Mais si je vais pour la prendre, le roi de France, qui m’a fait jurer la paix, m’en empêchera !