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LA BRETAGNE.

veut. Plus d’un vaisseau a péri à la passe de Brest[1]. Toute cette côte est un cimetière. Il s’y perd soixante embarcations chaque hiver[2]. La mer est anglaise d’inclination ; elle n’aime pas la France, elle brise nos vaisseaux, elle ensable nos ports[3].

Rien de sinistre et de formidable comme cette côte de Brest ; c’est la limite extrême, la pointe, la proue de l’ancien monde. Là, les deux ennemis sont en face, la terre et la mer, l’homme et la nature. Il faut voir quand elle s’émeut, la furieuse, quelles monstrueuses vagues elle entasse à la pointe de Saint-Mathieu, à cinquante, à soixante, à quatre-vingt pieds ; l’écume vole jusqu’à l’église où les mères et les sœurs sont en prière[4]. Et même dans les momens de trêve, quand l’Océan se tait, qui a parcouru cette côte funèbre sans dire ou sentir en soi : Tristis usque ad mortem?

C’est qu’en effet il y a là pis que les écueils, pis que la tempête. La nature est atroce, l’homme est atroce, et ils semblent s’entendre. Dès que la mer leur jette un pauvre vaisseau, ils courent à la côte, hommes, femmes et enfans ; ils tombent sur cette curée. N’espérez pas arrêter ces loups ; ils pilleraient tranquillement sous le feu de la gendarmerie[5]. Encore s’ils attendaient toujours le naufrage, mais on assure qu’ils l’ont souvent préparé. Souvent, dit-on, une vache, promenant à ses cornes un fanal mouvant, a mené les vaisseaux sur les écueils. Dieu sait alors quelles scènes de

  1. Par exemple, le Républicain, vaisseau de 120 canons, en 1793.
  2. Ce nombre qui m’a été garanti par les gens du pays, est peut-être exagéré. Il se perd en tout quatre-vingt-huit bâtimens par an sur nos côtes occidentales, de Dunkerque à Saint-Jean de Luz. Discours de M. Arago, Moniteur, 23 mars 1833.
  3. Dieppe, le Hâvre, la Rochelle, Cette, etc.
  4. Goélans, goélans,
    Ramenez-nous nos maris, nos amans !

  5. Attesté par les gendarmes même. Du reste, ils semblent envisager le bris comme une sorte de droit d’alluvion. Ce terrible droit de bris était, comme on sait, l’un des privilèges féodaux les plus lucratifs. Le vicomte de Léon disait, en parlant d’un écueil : J’ai là une pierre plus précieuse que celles qui ornent la couronne des rois.