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sera point dit qu’un moyen de consolation m’aura été offert, et que je l’aurai repoussé ; que Dieu vous aura conduit près de moi, et que je vous aurai éloigné. Vous avez fait pour un misérable ce que personne n’avait fait depuis six ans : vous lui avez serré la main. Merci !… Vous lui avez dit que raconter ses malheurs, ce serait les adoucir, et par ces mots vous avez pris l’engagement de les entendre. — Maintenant n’allez pas m’interrompre au milieu de mon récit et me dire : Assez… Écoutez-le jusqu’au bout, car tout ce que j’ai dans le cœur depuis si long-temps a besoin d’en sortir. — Puis, quand j’aurai fini, partez aussitôt sans que vous sachiez mon nom, sans que je sache le vôtre ; voilà tout ce que je vous demande.

Je le lui promis. Nous nous assîmes sur le tombeau brisé de l’un des généraux de l’ordre. Il appuya un instant son front entre ses deux mains ; ce mouvement fit retomber son capuchon en arrière, de sorte que lorsqu’il releva la tête, je pus l’examiner à loisir. Je vis alors un jeune homme à la barbe et aux yeux noirs, la vie ascétique l’avait rendu maigre et pâle ; mais en ôtant à sa beauté, elle avait ajouté à sa physionomie. C’était la tête du Giaour telle que je l’avais rêvée d’après les vers de Byron.

— Il est inutile que vous sachiez, me dit-il, le pays où je suis né et le lieu que j’habitais. Il y a sept ans que les évènemens que je vais raconter sont arrivés ; j’en avais 24 alors.

J’étais riche et d’une famille distinguée ; je fus jeté dans le monde au sortir du collège : j’y entrai avec un caractère résolu, une tête ardente, un cœur plein de passions, et la conviction que rien ne devait long-temps résister à un homme qui avait de la persévérance et de l’or. Mes premières aventures ne firent que me confirmer dans cette opinion.

Au commencement du printemps de 1825, une campagne voisine de celle de ma mère se trouva à vendre : elle fut achetée par le général M… J’avais rencontré le général dans le monde à l’époque où il était garçon. C’était un homme grave et sévère que la vue des champs de bataille avait habitué à compter les hommes comme des unités et les femmes comme des zéros. Je crus qu’il avait épousé quelque veuve de maréchal, avec laquelle il pût