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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

parler des batailles de Marengo et d’Austerlitz, et je fus peu récréé par l’espoir du plaisir que nous promettait un tel voisinage.

Il vint nous faire sa visite d’installation et présenter sa femme à ma mère : c’était une des plus divines créatures que le ciel eût formées.

Vous connaissez le monde, monsieur, sa morale bizarre, ses principes d’honneur qui consistent à respecter la fortune de son voisin qui ne fait que son plaisir, et qui permet de prendre sa femme qui fait son bonheur. Dès le moment où j’eus vu madame M…, j’oubliai le caractère de son mari, ses cinquante ans, la gloire dont il s’était couvert, quand nous n’étions qu’au berceau, les vingt blessures qu’il avait reçues pendant que nous tétions nos nourrices ; j’oubliai le désespoir de ses vieux jours, le ridicule que j’attacherais aux débris d’une vie si belle ; j’oubliai tout pour ne penser qu’à une chose : posséder Caroline.

Les propriétés de ma mère et celles du général étaient, comme je l’ai dit, presque contiguës ; cette position était un prétexte à nos visites fréquentes ; le général m’avait pris en amitié, et ingrat que j’étais, je ne voyais dans l’amitié de ce vieillard qu’un moyen de lui enlever le cœur de sa femme.

Caroline était enceinte, et le général se montrait plus fier de son héritier futur que des batailles qu’il avait gagnées. Son amour pour sa femme en avait acquis quelque chose de plus paternel et de meilleur. Quant à Caroline, elle était avec son mari exactement ce qu’il faut qu’une femme soit, pour que, sans le rendre heureux, il n’ait aucun reproche à lui faire. J’avais remarqué cette disposition de sentimens avec le coup-d’œil sûr d’un homme intéressé à en saisir toutes les nuances, et j’étais bien convaincu que madame M… n’aimait pas son mari. Cependant, chose qui me semblait bizarre, elle recevait mes soins avec politesse, mais avec froideur. Elle ne recherchait pas ma présence, preuve qu’elle ne lui causait aucun plaisir ; elle ne la fuyait pas non plus, preuve qu’elle ne lui inspirait aucune crainte. Mes yeux, constamment fixés sur elle, rencontraient les siens, lorsque le hasard les lui faisait lever de sa broderie ou des touches de son piano ; mais il paraît que mes regards avaient perdu la puissance fascinatrice qu’avant Caroline, quelques femmes leur avaient reconnue.