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« L’apparition de la Clio et de la Tyne détermina le reste de la garnison à partir sur la goëlette de guerre buenos-ayrienne la Sarandi, et le pavillon anglais fut arboré sur l’île. Le 16, le temps m’ayant permis de débarquer, je me fis mettre à terre avec quelques-uns de nos officiers, à un mille environ de l’établissement. Après avoir traversé un ravin étroit, dans le fond duquel coulait un petit ruisseau, nous arrivâmes à la maison principale où demeurait le commandant, et qui datait du siècle dernier ; Vernet l’avait réparée, et l’avait recouverte d’un toit en bardeaux qu’il avait apportés de Buenos-Ayres. L’épaisseur des murs et la grandeur du foyer étaient parfaitement appropriés au froid et à l’humidité du pays. Dans la cuisine brûlait un énorme feu de tourbe près duquel était accroupie une grosse négresse occupée à faire frire, dans une poêle, de la viande de bœuf coupée en morceaux, qu’elle retournait avec un couteau de boucher. La maison ne contenait que trois chambres, dans la plus grande desquelles se trouvaient un sofa assez propre, un piano en mauvais état, et une guitare, dont la plupart des cordes avaient été arrachées. Ces objets, qui indiquaient qu’une femme avait vécu dans ce lieu, excitèrent ma curiosité, et en réponse à mes questions, on me raconta les détails suivans.

« Le colonel Vier, qui commandait la garnison, était Français de naissance, et s’était élevé rapidement, par son courage, au grade qu’il occupait dans l’armée de Buenos-Ayres. Dans une de ces commotions politiques, si fréquentes dans ce beau pays, il eut l’occasion de protéger une famille qui n’avait pour tout enfant qu’une jeune demoiselle de dix-huit ans, dont les charmes firent sur lui la plus vive impression. Après quelques entrevues, il déclara sa passion, et obtint la main de celle qu’il aimait. Un mois après leur union, la guerre civile étant devenue imminente, le colonel Vier, qui ne voulait pas y prendre part, demanda le commandement du détachement envoyé aux Malouines, et partit avec la compagne qui devait désormais partager ses dangers et ses plaisirs.

« Elle était accouchée depuis trois jours, et son mari, épuisé de fatigue, venait de quitter la chambre où elle reposait, afin de ne pas troubler son sommeil, lorsque quatre misérables sous ses ordres se présentèrent dans l’intention de l’assassiner. Quoique le colonel