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la crainte que les soins du ménage ne nuisissent à sa fortune. Il a aujourd’hui cinquante-six ans. Sa maîtresse est une fille noire qui lui sert aussi de servante, toujours par principe d’économie. Il a deux enfans naturels que leur couleur et leur naissance repoussent de la société ; mais c’est égal : il a beaucoup d’argent, par conséquent il est heureux ; c’est ainsi que beaucoup d’Anglais s’expliquent le bonheur.

Après dîner, nous montâmes sur des éléphans, malgré mon peu de goût pour ce rude exercice ; mais dans ce pays marécageux on ne peut se servir des chevaux, qui ne seraient pas assez forts pour sortir des marais ou se dégager des broussailles. D’ailleurs le pied des montagnes est infesté de tigres, de buffles et de sangliers dont la rencontre serait fort dangereuse sur un cheval embourbé. Marguerite me fit salam avec sa trompe, attendu que les éléphans de l’Inde sont fort bien élevés : ensuite elle plia les jambes de devant, puis celles de derrière, et, au moyen d’une échelle, je juchai mon petit individu sur ce puissant et docile animal, qui se releva aussitôt et se mit à trotter, comme si de rien n’était. Nul pays, ma belle, n’est plus affreux que celui d’où je t’écris. La plus grande partie est sillonnée d’une multitude de petites rivières rapides et profondes ; le reste est hérissé de monticules et de buissons où ne peuvent pénétrer que des serpens, des hôtes féroces ou des naturalistes. Mais nos éléphans marchaient au travers de ces fourrés, comme Micromégas au milieu des planètes. Mon compagnon de voyage me disait à chaque pas : « C’est ici que j’ai tué un tigre, là deux perdrix, plus loin un buffle, etc. » Tout-à-coup nos deux montures s’arrêtèrent en dressant l’oreille et levant la trompe au-dessus de leur tête. « Qu’est cela ? » s’écria aussitôt mon riche Anglais, en changeant de couleur et en se cramponnant fortement à la selle. « Parbleu, monsieur, lui dis-je, ennuyé de ses histoires et surtout d’une promenade aussi dangereuse, ce seront encore des tigres, et vous pouvez faire un nouveau coup. » En effet, nous aperçûmes deux de ces vilains animaux qui se mirent à fuir en nous voyant. Nos deux éléphans continuèrent leur marche à la grande satisfaction du manufacturier qui ne prit pas le plus long, pour retourner à sa carrière.

Quelques éloges qu’on ait donnés à l’éléphant, je crois, en vérité,