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REVUE DES DEUX MONDES.


15 septembre.


Je t’écris d’un petit village situé tout auprès des montagnes, et qui serait pulvérisé en entier, s’il se détachait des hauteurs un des rochers que j’ai sous les yeux. Ces montagnes donnent naissance à une infinité de petites rivières fort agréables, mais très dangereuses à cause de leur rapidité, qui ne permet de les remonter qu’à force de bras. J’ai passé une grande partie de la journée à lutter contre leur courant, qui roule avec fracas les cailloux détachés par les eaux, et que grossissent une infinité de ruisseaux également bruyans dont le seul mérite est de rompre le silence effrayant de ces déserts. De distance en distance se trouvent des bancs de cailloux assez élevés pour former des chutes d’eau. On ne les remonte qu’avec beaucoup de peine, et on les descend avec la vitesse d’un char aux montagnes russes ; mais il faut pour ce dangereux plaisir des canots faits exprès, et surtout des hommes éprouvés, car la descente est hérissée de roches à fleur d’eau, et le moindre choc mettrait l’équipage en mille pièces. Les malheureux que leur profession oblige à naviguer sur ces rivières, ont soin de faire une prière et de jeter une offrande à l’eau, avant de se lancer dans les cascades. Au reste, ce n’est pas le seul danger qui menace les bûcherons et ceux qui charient les pierres à chaux. Le plus grand de tous est la rencontre de ces terribles buffles plus nombreux et bien plus redoutables que les tigres. Aussi les maisons du pays ressemblent-elles à des forteresses, et les champs à des villes assiégées. Ce ne sont pas les hommes qui mettent les bêtes en cage, mais les bêtes qui renferment les hommes. Les tigres et les éléphans viennent nous regarder à travers les barreaux, comme à Paris, on va voir Martin ou Marguerite.

Pour en revenir à ma navigation, nous arrivâmes à un énorme rocher où je fus fort étonné de voir tous mes gens tomber à genoux, frapper dans leurs mains avec fureur et crier comme des possédés. Mon interprète m’apprit que ce rocher était un dieu, et me répétait la même explication chaque fois que le vacarme recommençait. Ici c’était un éléphant changé en pierre, là un tigre, plus