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Crabbe écrivit et publia, en 1783, un poème intitulé le Village. Il débute comme il finit, il est le poète de la réalité, de la vie humble et positive ; il écarte d’un seul coup le prestige des illusions, et nous montre la vérité sans détour et sans voile (open, naked truth). Pour lui, la Paquerette de Burns, qui dictait au poète écossais de si doux chants, n’eût été qu’une plante inutile, et la petite souris qui meurt sous le tranchant de la charrue, et au sort de laquelle le poète-paysan nous force de nous intéresser, n’eût été qu’une vilaine bête de plus à écraser. Voici comment, dans son premier ouvrage, il exprime sa pensée poétique :

The village life, and every care that reigns
O’er youthful peasants and declining swains ;
What labour yields, and what that labour past,
Age in its hour of languor finds at last ;
What form the real picture of the poor,
Demand a song - the muse can give no more
.

« La vie du hameau, les peines et les soucis du jeune paysan, du berger à cheveux gris ; les fruits du travail, et ce que trouve, après les jours du travail, le rustre, dans sa vieillesse et sa langueur ; en un mot, le vrai tableau du pauvre et de son existence réelle réclament un chant : c’est tout ce que la muse peut donner…[1]. »

Il continue en disant qu’autrefois les poètes parlaient du bonheur champêtre, parce qu’ils ignoraient les peines attachées à la condition du

  1. Avant que George Crabbe eût publié ses poésies, Goldsmith, nous l’avons déjà dit, avait décrit dans d’admirables vers la misère d’un village abandonné. Avant Goldsmith, Philips et Gay, dans Trivia et dans les Églogues vulgaires, avaient tenté de reproduire fidèlement les mœurs du peuple ; Allan Ramsay, poète écossais, n’avait pas essayé d’idéaliser ses peintures de la vie rustique. La route que Crabbe choisissait se trouvait donc frayée, ou du moins ouverte. Ce qui le distingue de tous ses prédécesseurs, c’est une misanthropie amère, âpre, froide, ironique, douloureuse. Tous ses ouvrages ne sont que l’amplification de ces mots de Labruyère : « Il y a quelque part en France des animaux à deux pieds couverts de fange, affamés…, etc. ; ce sont des hommes. » La laideur du vice et de la misère, le froid, la faim, l’agonie de la pauvreté, n’ont pas de peintre plus expressif ni plus terrible que Crabbe ; homme doux, pieux et fort attaché au gouvernement établi, il est éminemment et involontairement révolutionnaire par son génie. En le lisant, il est impossible de ne pas maudire une société organisée de manière à condamner les deux tiers de sa population à de telles mœurs, à de tels vices. Heureusement, ses