Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 4.djvu/474

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
470
REVUE DES DEUX MONDES.

cette réunion. Devrient causait, criait, amassait par ses plaisanteries tout le monde autour de lui, pendant que Hoffmann, la tête tombant sur sa poitrine, se perdait dans les rêves de son imagination. Le pauvre poète, avec sa nature triste et maladive, servait souvent à égayer son insouciant compagnon. Un jour, par exemple, les Fantaisies de Callot venaient de paraître, Hoffmann arrive le soir chez Luther, avec son inséparable acolyte, le jeune Devrient, et quelques autres amis, pour fêter par d’amples toasts cette publication. Tout d’un coup il cherche sa tabatière et ne la trouve pas. — Vous n’avez pas ma tabatière ? dit-il à Devrient — Moi, répond celui-ci, vraiment non ; mais vous êtes si distrait, qui sait où vous l’aurez laissée ? — Eh bien ! prêtez-moi la vôtre. — La mienne est vide. Mais je vais donner un gros au garçon pour qu’il aille chercher de quoi la remplir. Le garçon sort après sa leçon faite, et revient avec un cornet dont Devrient s’empare. — Voyez, dit celui-ci en le déroulant lentement, et avec une tristesse visible, voyez pourtant, mes amis, à quoi tient aujourd’hui le destin des auteurs ! Vous savez que les Fantaisies de Callot, l’un des plus beaux ouvrages de notre cher Théodore, ont paru ce matin, et voilà que l’épicier s’en sert déjà pour faire des cornets à tabac.

Là-dessus Hoffmann se jette avec fureur sur le malencontreux papier, et il fallut se hâter de lui dire que Devrient n’avait pas craint de gâter un exemplaire de son ouvrage pour lui jouer ce mauvais tour.

Ce Devrient était un acteur d’un mérite rare, un homme d’un tel talent, que le roi de Prusse s’est cru une fois obligé de lui payer toutes ses dettes, et ce n’était pas peu de chose. Il passait ordinairement sa journée à jouer et à boire. À six heures, il avait à peu près perdu l’usage de la raison ; on venait le chercher pour qu’il remplît son rôle, on l’habillait, sans qu’il sût comment ; on le conduisait dans les coulisses, et il laissait faire ; puis, au moment où il devait paraître, on le poussait sur la scène, et voilà un homme qui, en face des quinquets, en face du public, en face de l’orchestre et du parterre, recouvrait tout à coup la mémoire, l’intelligence, l’action, et jouait d’une manière ravissante. Explique qui voudra ce fait singulier, mais il s’est répété mille fois, et tout le théâtre de Berlin en a été témoin.