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Angleterre le goût du genre gothique pittoresque ; mistriss Radcliffe vint ensuite avec ses terreurs superstitieuses et ses ressorts surnaturels. L’impulsion était donnée ; on vit s’élever sur ces fondemens les splendides créations de Walter Scott : mais d’abord il fallut qu’il fît place à mistriss Radcliffe. Comme le goût et le savoir s’étaient augmentés prodigieusement, et que l’on ne voulait plus croire aux rapports de l’homme avec le monde invisible, mistriss Radcliffe inventa une espèce de compromis, une manière d’accommoder les choses et de donner au lecteur l’agréable frisson qui naît de la terreur superstitieuse, sans l’obliger à croire au merveilleux et au surnaturel ; de là ce genre équivoque qui fait passer sous nos yeux une fantasmagorie d’esprits, de fantômes et de squelettes, innocens comme ceux du professeur Robertson. Nous savons par quel mécanisme toute cette terreur est produite ; nous partageons l’étrange plaisir qu’elle donne, mais nous ne permettons pas à sa féerie de nous en imposer. Cette magie blanche de la littérature a eu pour principal adepte la femme dont je vais parler.


Anne Radcliffe[1] fonda cette école de terreur. D’autres nous avaient montré le sépulcre fermé, une lampe mystérieuse brûlant sur son marbre ; elle l’a ouvert à nos yeux ; elle nous a montré le cadavre raide, immobile, les paupières soulevées, le regard tristement arrêté sur le spectateur, et pourrissant dans son linceul. D’autres nous avaient menacé de nous montrer des trappes souterraines, de vieilles tapisseries flottantes, des chambres de torture et de deuil. Il était réservé à mistriss Radcliffe de mettre à exécution toutes ces promesses ; elle vint, armée d’une clef gothique, ouvrit lentement les portes rouillées, criardes et gémissantes, et nous força de la suivre, tout tremblans, à travers les domaines de la superstition et de la crainte. Ce ne fut pas tout : voici nos rêves, nos vieux spectres, jaillissant devant nous aux rayons de la lune,

    de ses héroïnes, on ne rêve plus à Londres que drames de Shakspeare et musique d’harmonica.

  1. Cette appréciation du talent de mistriss Radcliffe nous semble plus complète que celle dont Walter Scott a enrichi sa Biographie des romanciers. Il est difficile d’analyser avec plus de sagacité les causes de l’impression vive, mais passagère, et mêlée de répulsion et de dégoût, que cet auteur a produite dans son temps. Mais ce que l’on n’a pas remarqué, c’est que le système de mistriss Radcliffe n’offre que la mise en œuvre de la théorie de Burke ; le Sublime, selon lui, est tout ce qui est mystérieux, infini, vague, immense, tout ce qui effraie, tout ce qui accable l’imagination : la douleur, la terreur, l’effroi. Mistriss Radcliffe a pris cette théorie au pied de la lettre.