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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/171

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LITTÉRATURE ANGLAISE.

forme brute ; il la polit jusqu’à ce qu’elle sorte de ses mains habiles, brillante et sans tache. Les nombreuses esquisses qu’il traça et les parties détachées de dialogue qu’il thésaurisait sans cesse, prouvent que son génie n’était ni rapide ni oublieux, et qu’il se contentait de marcher lentement vers un but fixe, et de laisser les autres y courir.

L’esprit et le comique flottent à la surface de son dialogue plutôt qu’ils n’en font partie intégrante. Chaque scène semble avoir été créée pour faire ressortir les beautés qui l’ornent. Plusieurs de ses plus remarquables personnages ne sont point originaux : Fielding nous offre mistriss Malaprop[1] dans toute sa splendeur. Mais qu’importe au public que ce qui excite sa gaieté soit création ou imitation ? On remarque dans les œuvres de Sheridan peu de mouvement et peu de chaleur, point d’élans passionnés ; tout y est poli et conforme aux bonnes manières ; on s’aperçoit que le cœur n’y parle pas, et toutes les autres beautés ne compensent point ce défaut.

Sheridan se lassa bientôt d’acquérir de la gloire au prix de tant de travail ; son esprit le fit rechercher du prince de Galles et de ses joyeux compagnons, et Drurry-Lane perdit en saillies heureuses tout ce que Carlton-House y gagna. Il est vrai que Sheridan acquit de la célébrité comme orateur des communes, et que, pendant un moment, il sembla devoir s’emparer de la première place ; mais ses longs discours demandaient aussi des préparations, il s’en fatigua bientôt ; le vin et la paresse l’obligèrent de se contenter de sa réputation acquise. On le regarda dès lors comme le parleur le plus brillant du cercle distingué qui l’entourait.

Il se reprochait souvent de mal dépenser ses grands moyens. Pendant ses accès de remords, il méditait des plans de scènes pour des pièces futures, et esquissait des passages de dialogue qui n’ont jamais vu le jour. Tous ces fragmens prouvent que c’était dans la vie réelle qu’il trouvait ses portraits.

Il y a peu de chose à dire de sa poésie ; elle est faible, elle manque de feu et de naturel ; il n’a de véritable verve que lorsqu’il est satirique ou misanthrope. En résumé, son génie est élevé, mais non de premier ordre ; il imite mieux qu’il n’invente ; il sait embellir, mais non créer ; il observe, il n’imagine pas.


Joanna Baillie est placée d’un commun accord à la tête du drame moderne. Elle a déployé une si grande force de naturel, une telle connaissance du monde, et peint les passions avec tant de feu et de vérité,

  1. Femme ridicule, qui joue un rôle principal dans les Rivaux.