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dangereux encore s’offre sur son chemin ; c’est l’acteur à la mode, celui dont le nom figure sur l’affiche en lettres d’un pouce ; il faut que l’auteur identifie sa pièce avec l’acteur et non l’acteur avec sa pièce ; ce n’est pas le héros dont il trace l’histoire qui pose devant lui, mais bien le comédien qui sera chargé de le représenter. L’acteur Kean voulait qu’une pièce fût écrite pour lui seul ; et la meilleure à ses yeux était Brutus, parce que ce rôle absorbait tous les autres. Garrick, avant lui, avait frayé cette route ; il émondait d’une main inhabile tous les rameaux du drame qu’on lui soumettait.


Richard Brinsley Sheridan mérite, comme homme d’esprit et comme auteur dramatique, la gloire qu’il a conquise. Ses débuts furent aussi brillans que ses derniers jours furent sombres. À vingt-trois ans, il fit les Rivaux, et à vingt-six l’École de la Médisance. Ces comédies abondent en connaissance des hommes et des mœurs, en traits d’esprit qui décèlent du génie et un talent observateur. Il fit peu de progrès au collége, et il y apprit fort peu de grec et de latin ; mais, en revanche, il étudia le monde, il y recueillit ces trésors intellectuels que nul collège ne peut fournir. Ses comédies ne sont point le résultat d’une inspiration soudaine, il n’y a pas de spontanéité dans ses œuvres ; c’est lentement qu’il compose, c’est par degrés que ses beautés se développent, et l’on est surpris que tant de froideur dans les combinaisons ait pu être l’apanage d’un génie aussi vif et aussi brillant. Ses œuvres sont le produit d’un travail opiniâtre ; le germe d’une idée grande et forte lui apparaît dans sa

    à détruire ou à modifier l’opinion générale. Ainsi s’est élevée une barrière entre le théâtre et le monde, le théâtre où l’on pouvait tout dire et tout entendre, où l’on continuait de jouer les vieilles comédies remplies de grossières équivoques, où la canaille, admise après une certaine heure, payait la moitié du prix ordinaire pour jouir d’une licence assez semblable à celle des saturnales, et où les hommes peu scrupuleux sur le choix de leurs plaisirs trouvaient chaque soir un harem vénal en permanence ; et le monde soumis à une décence pointilleuse, raffinant la pruderie du langage, soumis à la voix de ses prédicateurs, et poussant l’amour des convenances jusqu’à la plus ridicule hypocrisie. Tous les efforts des directeurs de théâtre ont dû échouer devant ces motifs de ruine ; et les auteurs, si l’on excepte Sheridan et quelques autres, n’ont songé qu’à plaire à la populace par de grosses farces, et aux gens de cabinet par des drames écrits et composés pour être lus, non pour être joués. Si, comme tout porte à le croire, la société anglaise se modifie dans quelques années, le théâtre de ce pays peut se couronner encore de quelque éclat ; mais sans la modification des mœurs, il est difficile d’espérer aucune amélioration du théâtre en Angleterre.