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MÉMOIRES DE MIRABEAU.

Nous voudrions que cette idée fût présente à l’esprit quand on célèbre les grands hommes ; tous les grands hommes qui arrivent sont prédestinés sans doute ; mais tous les grands hommes n’arrivent pas. Il y a dans cette pensée de quoi tempérer humainement l’apothéose des génies.

Lorsqu’on pousse trop loin l’idée de la prédestination des grands hommes, il arrive qu’on est amené, sans y prendre garde, à être sévère et injuste pour une foule d’hommes secondaires, mais estimables, qui dans leur temps, et au nom de leur bon sens ou de leur vertu, et aussi de leurs passions, ont osé contredire sur quelque point et retarder un moment les triomphateurs. « À quarante ans, dit le poète, il se déclare autour de Mirabeau, en France, une de ces formidables anarchies d’idées où se fondent les sociétés qui ont fait leur temps. Mirabeau en est le despote. » Et plus loin, çà et là, en raison de ce despotisme de Mirabeau, voilà que l’Assemblée constituante entière, ce faisceau d’hommes éminens et purs, lui est mis sous les pieds. Volney n’a que de la mauvaise emphase littéraire, lui qui avait fait déjà l’excellent Voyage en Syrie ; Roland est un zéro dont sa femme est le chiffre, chiffre qui, selon moi, eût couru risque de valoir dix fois moins sans l’honnête zéro. Sieyès devient un songe-creux que Mirabeau pénètre en un clin d’œil, Sieyès qui, avant sa corruption, méritait d’être proclamé l’un des hommes les plus éclairés, les plus hardis et les plus sainement métaphysiques de l’époque, Sieyès qui, du moins devant la postérité, conservera l’honneur d’avoir le premier répondu à la question : « Qu’est-ce que le tiers-état ? » comme Mirabeau a répondu à M. de Brézé. Ailleurs c’est Buzot et Pétion qui sont peints l’un comme plus dévorant, l’autre comme plus bref d’esprit qu’on ne les a jamais vus. Necker, ministre intègre, homme éclairé et bon dans sa raideur, de qui Mirabeau disait : « C’est une horloge qui retarde ; » Lavater, homme excellent, observateur ingénieux dans ses conjectures, sont entassés sur la charrette des charlatans côte à côte avec Calonne et Cagliostro. Le poète, sans songer à mal, insulte au hasard, en passant, du haut de son char de feu. Je suis fort heureux pour mon pauvre et spirituel Dumont de Genève que le poète ne l’ait pas pris à partie ; il l’aurait, je le crains, assez pulvérisé. Tout cela tient uniquement à une manière qu’on a trop