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aujourd’hui, historiens et poètes, d’envisager et de construire les grands hommes. Je me suis permis déjà ailleurs de critiquer, dans le beau tableau du dix-huitième siècle, par M. Lerminier, quelques conséquences de ce procédé et la décapitation impitoyable de Roland, d’Holbach et autres, au profit des plus grands. Tout le génie d’écrivain, tout l’éclat des couleurs ne sauraient me décider à en passer par là : arcs de triomphe pour quelques-uns, et pans de murailles abattus ; puis, au-dessous d’une certaine taille, fourches caudines pour le grand nombre, pour tout ce qui n’est pas la foule du cortège !

Et le grand homme une fois conçu dans cet esprit, voyez quelle est la nécessité à son égard ; on veut le maintenir en tout point à cette hauteur forcée, et, comme dans les panégyriques d’Empereurs romains, il n’y a plus rien de lui qui ne devienne surnaturel, étrange. Quelquefois il riait. Quelquefois il souriait. S’il a rappelé une fois dans une parenthèse que l’amiral Coligny était son cousin, cela se change en sublime, au lieu de paraître un simple trait de vanité. En un endroit, le poète ne peut s’empêcher d’admirer que Mirabeau ait été populaire sans être plébéien : « chose rare, s’écrie-t-il, en des temps pareils ! » Chose bien commune au contraire ! on trouve de tout temps en tête des partis populaires un patricien dissolu et brillant, qui renie sa caste et gagne la faveur de la foule, à Rome Catilina, César, des exemples sans nombre dans les républiques italiennes, les Guise en France, Retz et Beaufort, Mirabeau.

Le côté esthétique et poétique de Mirabeau orateur a été merveilleusement exprimé par M. Victor Hugo ; jamais notre langue n’avait rendu tant de chocs et d’éclairs ; jamais le despotisme du génie tribunitien n’avait été inauguré dans une telle pompe ; jamais cette sorte de bête fauve, comme l’écrivain l’appelle, ne s’était montrée si puissamment déchaînée : nous regrettons un certain souffle moral que nous n’avons pas senti circuler. Quant à l’appréciation politique et à ce qui constitue Mirabeau homme d’État, le poète s’en est naturellement moins occupé. Il a surtout vu dans Mirabeau le destructeur de l’ancien édifice, le Samson échevelé, et comme il l’a dit, la massue. Mirabeau était autre chose encore. Sans doute il ne suivit aucun plan général dans ses