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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/337

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SOUVENIRS D’UN OFFICIER DE MARINE.

couverte d’écume. Nos manœuvres, nos ferremens, se cassaient comme des fils d’araignée ou se ployaient comme du laiton. Câbles, agrès, cordages, cédaient à l’impétuosité de l’ouragan, se rompaient, et leurs débris étaient emportés dans les airs. Nos mâts, dont les craquemens nous remplissaient de terreur, se brisèrent aussi facilement que des joncs desséchés, et, tombant dans la mer, laissèrent notre vaisseau exposé sans défense au caprice des élémens. Au milieu de cet affreux désastre, nul remède n’était possible. La plus petite voile eût été à l’instant même mise en pièces. Nous laissions donc le bâtiment suivre l’impulsion du vent ou des vagues. Tous nos gens étaient d’ailleurs occupés, car il y avait du travail pour tout le monde : les pompes à faire jouer, les débris à enlever, le gouvernail à tenir ; tâche pénible et fatigante, pour lequel une bonne partie d’entre nous suffisaient à peine. Ces soins étaient plus importans que la marche que nous pouvions suivre. Jusque là, cependant, personne n’avait perdu courage, chacun se tenait ferme à son poste, quand le vieux charpentier, marin plein d’expérience, de sang-froid et de bravoure, sortit tout à coup de l’entre-pont. Son visage était pâle, ses cheveux blancs et humides flottaient par mèches dans la direction du vent, et une expression de désespoir se lisait dans ses yeux. Sans dire un seul mot, il marcha droit au capitaine, qui s’était fait attacher par la ceinture au cabestan ; ne pouvant plus se soutenir en l’abordant, il se laissa tomber près de lui.

— Plus d’espoir, s’écria-t-il alors d’une voix concentrée, plus d’espoir, capitaine : l’eau nous inonde, impossible de l’arrêter ; le mât a été lancé avec violence contre notre arrière ; nous enfonçons !

— Non, brave Kelson, dit le capitaine d’un ton paternel, mais sévère. Faites votre devoir, et n’alarmez pas nos gens. Une voile, vite, passez une voile sous le navire, et qu’on calfate le trou.

Mais il était trop tard : à la première lame qui s’éleva, le navire, chancelant comme un homme ivre, s’enfonça visiblement.

— Jetez les canons à la mer.

— Il est trop tard, répondit le maître charpentier.

À cette déclaration du vieux Kelson, l’équipage répondit par un cri unanime de détresse. Quel accent de désespoir il y avait dans