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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/506

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pas seulement morale, mais physique encore. Il fallait un corps fortifié par une longue discipline monacale et le vœu de la chasteté, pour supporter les fatigues d’une pareille mission. Notre cher maître était encore très maigre et très pâle alors, si bien que les seigneurs rubiconds et bien nourris qui assistaient à la diète, regardaient presque avec pitié ce pauvre homme décharné sous sa robe noire. Mais il était plein de force et de santé, et ses nerfs étaient si vigoureux, qu’il ne se laissa pas émouvoir le moins du monde par cette foule brillante ; et ses poumons devaient être d’une grande force, car, après la longue défense qu’il venait de prononcer, il lui fallut la répéter en langue latine, vu que sa majesté impériale ne connaissait pas le haut allemand. Je ne puis me dispenser d’un mouvement d’humeur chaque fois que je songe à cette circonstance ; car notre cher maître était debout près d’une fenêtre, exposé à un courant d’air très vif, tandis que la sueur découlait le long de son front. Son long discours l’avait sans doute beaucoup fatigué, et il paraît que son gosier était devenu très sec. — Cet homme doit avoir sans doute grand’soif, — pensa le duc de Brunswick ; du moins nous lisons qu’il lui envoya, à son auberge, trois cruchons de la meilleure bière de Eimbeck. Je n’oublierai jamais cette noble action, qui fait tant d’honneur à la maison de Brunswick.

On a conçu en France une idée aussi fausse de la réformation que des principaux personnages qui y figurèrent. La principale cause de ces erreurs, est que Luther ne fut pas seulement le plus grand homme, mais qu’il est aussi l’homme le plus allemand qui se soit jamais montré dans nos annales, que son caractère réunit au plus haut degré toutes les vertus et tous les défauts des Allemands, et qu’il représente réellement tout le merveilleux germanique. Il avait en effet des qualités que nous voyons rarement réunies, et que nous regardons d’ordinaire comme incompatibles les unes avec les autres. C’était à la fois un rêveur mystique et un homme d’action. Ses pensées n’avaient pas seulement des ailes, elles avaient encore des mains. Il parlait, et chose rare, il agissait aussi ; il fut à la fois la langue et l’épée de son temps. En même temps Luther était un froid scolastique, un éplucheur de mots et un prophète exalté, ivre de la parole de Dieu. Quand il avait passé péniblement tout le jour à s’user l’ame en discussions