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Faut-il s’étonner si un homme façonné dès long-temps aux poèmes castillans et hautains de Corneille, ou bien aux élégies harmonieuses, aux délicates analyses de Racine, refuse de s’initier par de nouvelles et laborieuses investigations aux tentatives et aux espérances de la poésie contemporaine ? Faut-il s’étonner s’il répugne à passer de la tranquille contemplation des chefs-d’œuvre accomplis à la recherche des inventions, qui se multiplient et se combattent, et dont plusieurs encore ne sont que l’ébauche incomplète des idées qu’elles devaient réaliser ?

Non sans doute ; l’étonnement serait de la niaiserie. Il est si simple et si commode d’enfermer sa pensée dans un cercle infranchissable ! Il est si doux et si heureux pour la paresse d’arrêter irrévocablement l’horizon de ses regards, de déclarer absente la terre qu’on n’a pas visitée, de traiter d’aventuriers et de visionnaires ceux qui rêvent les îles inconnues ! À quoi bon abréger son sommeil pour étudier les projets de ces nouveaux Colomb ? Ne vaut-il pas mieux cent fois traiter ces inventeurs prétendus comme la cour de Castille traitait le pilote génois ? Au lieu de risquer le voyage, ne vaut-il pas mieux dire avec les familiers d’Isabelle : Le sol manque où nos pieds n’ont pas marché ?

Il y a dans l’intimité quotidienne des hommes qui ne sont plus quelque chose de grave et de singulièrement émouvant, qui détourne la pensée des nouvelles épreuves. Quand on s’est composé pour ses rêveries de la journée, pour ses réflexions et ses entretiens de toutes les heures, un cercle choisi d’esprits rares et puissans, qui ont donné au monde la mesure et la portée de leurs projets, qui ont réalisé par des œuvres pures et fidèles leurs plus hautes ambitions, l’ame heureuse et fière de ces glorieuses et inviolables amitiés se fait prier à deux fois pour engager sa confiance à de nouvelles affections. Elle passe indifférente auprès des inventions les plus éclatantes qui viennent d’éclore, comme un époux de la veille près d’un groupe de jeunes filles resplendissantes de pudeur et de beauté.

Or une critique condamnée par ses instincts et ses prédilections à l’ignorance ou à la connaissance nécessairement incomplète des œuvres qu’elle prétend juger, a-t-elle des droits légitimes à notre sanction ? Si elle refuse de marcher devant nous, comment