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disait que jamais il n’avait été si heureux, que j’étais la seule femme qu’il eût jamais aimée, qu’il voulait renoncer au monde pour vivre et mourir dans mes bras. Son goût pour les plaisirs, sa passion pour le jeu, tout cela était évanoui, oublié à jamais. Oh ! que j’étais reconnaissante de voir cet homme si brillant, si adulé, renoncer sans regret à tous les enivremens d’une vie d’éclat et de fêtes, pour venir s’enfermer avec moi dans une chaumière ; et soyez sûr, don Aleo, que Leoni ne me trompait point alors. S’il est vrai que de puissans motifs l’engageaient à se cacher, du moins il est certain qu’il se trouva heureux dans sa retraite et que j’y fus aimée. Eût-il pu feindre cette sérénité durant six mois, sans qu’elle fût altérée un seul jour ? et pourquoi ne m’eût-il pas aimée ? j’étais jeune, belle, j’avais tout quitté pour lui, et je l’adorais. Allez, je ne m’abuse plus sur son caractère, je sais tout et je vous dirai tout. Cette ame est bien laide et bien belle, bien vile et bien grande ; quand on n’a pas la force de haïr cet homme, il faut l’aimer et devenir sa proie.

Mais l’hiver débuta si rudement, que notre séjour dans la vallée devint extrêmement dangereux. En quelques jours la neige monta sur la colline et arriva jusqu’au niveau de notre chalet ; elle menaçait de l’engloutir et de nous y faire périr de famine. Leoni s’obstinait à rester : il voulait faire des provisions et braver l’ennemi ; mais Joanne assura que notre perte était certaine, si nous ne battions en retraite au plus vite ; que depuis dix ans on n’avait pas vu un pareil hiver, et qu’au dégel le chalet serait balayé comme une plume par les avalanches, à moins d’un miracle de saint Bernard et de Notre-Dame des Lavanges. — Si j’étais seul, me dit Leoni, je voudrais attendre le miracle et me moquer des lavanges, mais je n’ai plus de courage quand tu partages mes dangers. Nous partirons demain.

— Il le faut bien, lui dis-je, mais où irons-nous ? je serai reconnue et découverte tout de suite, on me reconduira de vive force chez mes parens.

— Il y a mille moyens d’échapper aux hommes et aux lois, répondit Leoni en souriant, nous en trouverons bien un, ne t’inquiète pas ; l’univers est à notre disposition.