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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/292

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dide pour acquérir, il était superbe dans sa prodigalité. Son mobile caractère changeait avec sa fortune, et son amour pour moi en subissait toutes les phases. Dans l’agitation et la souffrance que lui causaient ses revers, n’ayant que moi au monde pour le plaindre et pour l’aimer, il revenait à moi avec transport ; mais au milieu des plaisirs il m’oubliait et cherchait ailleurs des jouissances plus vives. Je savais toutes ses infidélités ; soit paresse, soit indifférence, soit confiance en mon pardon infatigable, il ne se donnait plus la peine de me les cacher, et quand je lui reprochais l’indélicatesse de cette franchise, il me rappelait ma conduite envers la princesse Zagarolo, et me demandait si ma miséricorde était déjà épuisée. Le passé m’enchaînait donc absolument à la patience et à la douleur. Ce qu’il y avait d’injuste dans la conduite de Leoni, c’est qu’il semblait croire que désormais je dusse accomplir tous ces sacrifices sans souffrir, et qu’une femme pût prendre l’habitude de vaincre sa jalousie.

Je reçus une lettre de ma mère, qui enfin avait eu de mes nouvelles par Henryet, et qui, au moment de se mettre en route pour venir me chercher, était tombée dangereusement malade. Elle me conjurait de venir la soigner, et me promettait de me recevoir sans reproches et avec reconnaissance. Cette lettre était mille fois trop douce et trop bonne. Je la baignai de mes larmes, mais elle me semblait, malgré moi, déplacée ; les expressions en étaient inconvenantes à force de tendresse et d’humilité. Le dirai-je, hélas ! ce n’était pas le pardon d’une mère généreuse, c’était l’appel d’une femme malade et ennuyée. Je partis aussitôt et la trouvai mourante ; elle me bénit, me pardonna et mourut dans mes bras, en me recommandant de la faire ensevelir dans une certaine robe qu’elle avait beaucoup aimée.

Tant de fatigues, tant de douleurs avaient presque épuisé ma sensibilité. Je pleurai à peine ma mère ; je m’enfermai dans sa chambre après qu’on eut emporté son corps, et j’y restai morne et accablée pendant plusieurs mois, occupée seulement à retourner le passé sous toutes ses faces, et ne songeant pas à me demander ce que je ferais de l’avenir. Ma tante, qui d’abord m’avait fort mal accueillie, fut touchée de cette douleur muette, que son caractère comprenait mieux que l’expansion des