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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/502

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REVUE DES DEUX MONDES.

tout autre. Ce qui semble distinguer jusqu’ici M. Ziégler entre les artistes ses contemporains, c’est une grâce fine et savante, une étude lente et consciencieuse qui n’ôte rien à la délicatesse ni à l’efflorescence, c’est une inspiration méditée, élaborée et sincère. Or ces traits, dont M. Ziégler nous offre quelques-uns, sont applicables surtout à M. Alfred de Vigny et à sa muse d’un goût si rare. Au commencement d’Eloa, on voit naître cette vierge-archange d’une larme que Jésus a versée sur Lazare mort. La divine larme est recueillie par l’urne de diamant des séraphins, et portée aux pieds de l’Éternel, dont un regard y fait éclore une forme blanche et grandissante. M. Ziégler a montré cette présentation de la divine larme dans la première de ses compositions. Or, suivant nous, toute poésie de M. Alfred de Vigny est engendrée par un procédé assez semblable, par un mode de transfiguration exquise et merveilleuse. Il ne donne jamais dans ses vers ses larmes à l’état de larmes, mais il les métamorphose, il en fait éclore des êtres comme Dolorida, Symétha, Eloa. S’il veut exhaler les angoisses du génie et la solitude de cœur du poète, il ne s’en décharge pas directement par une effusion toute lyrique, comme le ferait M. de Lamartine, mais il crée Moïse. Un tel poète est favorable, on le sent, au crayon, et il présente, jusque dans son monde le plus idéal, des tableaux et des formes qui se peuvent saisir. Girodet, s’il eut vécu, et s’il se fût appliqué à ce jeune poète qu’il aimait déjà, y eût excellé plus que personne. L’œuvre de M. Ziégler sur Eloa se compose de douze dessins, dont les sujets sont : 1o La présentation de la divine larme dans l’urne par deux séraphins ; 2o l’éclosion de la vierge-archange, dont l’aile tout d’abord s’enfle du bonheur de vivre, et qui répond me voilà à l’ordre de Dieu ; 3o la modestie pudique, l’aile rabaissée et les yeux voilés de la vierge sous les hommages et les pluies de fleurs que lui prodiguent ses compagnes ; 4o sa studieuse gravité au milieu des anges réunis pour l’instruire ; cette composition nous a semblé la plus belle de toutes peut-être. L’œil ouvert et attentif d’Eloa, lorsqu’on lui raconte l’ange déchu, contraste avec toutes les paupières baissées des anges enseignans :

Et l’on crut qu’Eloa le maudirait… mais non,
L’effroi n’altéra point son paisible visage.

La cinquième composition, qui exprime sa rêverie solitaire et vague aux confins du ciel, est d’une expressive simplicité. Les suivantes représentent les diverses scènes à distance avec l’archange mystérieux qu’elle a enfin aperçu. Mais les deux dernières, par leur contraste rapide, traduisent surtout admirablement la pensée du poète. Cet archange si soumis, si suppliant et si beau, qui, par la magie de sa prunelle, force la vierge pure, la fille d’une larme de Jésus, à descendre vers lui tremblante et subjuguée, de même que Béatrix élevait Dante aux sphères du ciel par la force de son regard, cet archange est le même qui, l’instant d’après, ravit et froisse d’un bras impitoyable la vierge qui a cédé. Le moment qui précède et le moment qui suit toute séduction trouvent là des types accomplis qui, une fois vus, ne s’oublient pas. Le dessinateur a dégagé et rendu plus réelle la moralité et le sens final du poème. Félicitons M. Ziégler d’avoir donné chez nous l’exemple de cette manière simple, en même temps que profonde et sentie, d’illustrer de belles œuvres et d’interpréter un art par un autre.


F. BULOZ.