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REVUE DES DEUX MONDES.

votre ardent buisson de cierges. Tenez, mon aïeul, l’impression de terreur que vous avez laissée en moi est telle, qu’à l’instant même où je vous parle, il me semble que votre robe de marbre devient couleur de pourpre. Depuis lors, j’ai grandi, monseigneur, le jeune lévite a revêtu la cuirasse de son père ; l’agneau qui soutenait l’autel est devenu lion pour le salut de la foi catholique. J’ai suivi l’autre sentier de la montagne, et bien que nos deux corps de chair n’aient pas fait route ensemble, nous sommes arrivés au même point. Nos statues se rencontrent aujourd’hui sur le plus haut sommet. Nous pouvons traiter en égaux maintenant et nous regarder en face ; c’est le cardinal romain et le commandeur de Burgos, et non pas l’oncle et le neveu qui se retrouvent ici. Quant à ces différences d’âge qui nous séparaient autrefois, elles n’existent plus aujourd’hui que nos corps de pierre se meuvent dans l’éternité. Prince de l’église, embrassons-nous pour l’honneur et la gloire de notre famille.

Le cardinal don Rafaël.

Hier au soir, comme je m’apprêtais à remplir les volontés de Dieu, et que je secouais la poussière de mes vêtemens, sainte Isabelle, patrone des vierges de Castille et ma voisine, a tendu la tête hors de sa niche et m’a dit : « Seigneur cardinal, allez-vous donc partir à pied, pour que demain à votre retour toutes les vilaines figures du portail se réjouissent à voir votre belle robe de dentelles souillée aux fanges du chemin ? Emmenez plutôt avec vous cette mule dont je n’ai que faire sur mon piédestal ; dès que le froid de la nuit aura pénétré par ses narines humides, elle bondira dans la plaine comme un jeune chevreau, car elle est agile et robuste, et voilà bien long-temps qu’elle se repose dans l’étable du Seigneur. » Et moi j’ai répondu : « Merci, noble dame. » J’ai conduit la mule par la bride jusqu’aux portes de l’église, et là je suis monté dessus. Les morts vont vite quand ils voyagent sur la terre des vivans. La sainte avait dit vrai ; dès que la mule a senti la plaine, elle s’est mise à galoper, de sorte que les villes fuyaient derrière nous, et qu’il me semblait voir les clochers et les collines monter et s’abaisser comme les vagues de la mer. Elle allait, elle allait, et ses quatre sabots de marbre frappant sur les pavés en faisaient jaillir une poussière qui nous environnait comme un nuage.