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LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR.

à Tolède. Certes ce n’est pas un homme de la trempe de son aïeul Bartholomé, qui, dans l’espace d’un an, taillait en marbre les douze apôtres de l’Évangile, que dis-je ! en moins d’un an, puisqu’il faut déduire les dimanches et jours de fête pendant lesquels il suspendait son travail pour venir aux offices. Bonifacio de Tolède aime le vin, et je sais qu’il entre quelquefois au cabaret en sortant de l’église ; mais, il n’a pas renié l’œuvre de ses pères, et dans le fond il est resté bon catholique. Il était bien jeune quand je lui commandai ma statue autrefois, depuis ce temps il a beaucoup étudié son art, et si l’âge n’a pas éteint en lui ce feu qui réchauffe le marbre, il doit s’occuper à cette heure de quelque grande image du Christ qui fonde sa gloire dans l’avenir. Pauvre Bonifacio ! je l’ai vu pleurer un jour pendant la musique des orgues. Va le trouver dans son atelier à Tolède, dis-lui bien que tu viens de ma part.

Don Juan.

Si, malgré son grand âge, il consent à faire pacte avec moi, je te l’amènerai, commandeur, et tandis qu’il taillera sa pierre, tu me présenteras à tes aïeux.

Le Commandeur.

Oui, mais auparavant il convient que tu lises leur histoire. Il est, dans la bibliothèque du cloître de Saint-Just, un livre où sont classés tous les récits que les moines ont pu recueillir sur notre famille. Demande-le ce livre, et quand tu l’auras, enferme-toi dans ta cellule et médite profondément sur chacune de ses pages. Ainsi, don Juan, tu deviendras familier avec les hommes surnaturels de cet enclos. Ces colosses de marbre, dont la parole est un chant solennel pour les oreilles de ton corps, descendront alors de leur piédestal pour venir causer avec toi de l’amour, du sacrifice, et de toutes les choses du ciel et de la terre. Ce sera l’homme qui viendra te prendre par la main pour te conduire vers le sommet sur lequel il s’est transfiguré. Je te conseille de lire leur histoire ; tu verras sur le parchemin des ciselures que le marbre ne peut reproduire. Dieu seul est un dans son œuvre, et ce n’est qu’à la condition de se réunir que les hommes travaillent à son image. Il faut que l’historien aide le sculpteur, que l’un apporte la pensée, et l’autre la pierre, et que les deux ouvriers agissent d’intelligence.