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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/636

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REVUE DES DEUX MONDES.

brume leurs squelettes jaunes, je trouvai un rivage fertile et habité. D’immenses rochers de granit rose, bizarrement taillés par les tempêtes, s’avançaient de loin en loin comme des sphynx égyptiens, accroupis dans l’écume de la mer. Au fond de chaque havre, apparaissaient des villages à maisonnettes rouges, avec leurs clochers pointus et ardoisés. Parfois, derrière un coteau, je voyais briller, au soleil, le drapeau tricolore d’une batterie garde-côte, le paratonnerre d’une poudrière, ou l’aile d’un moulin à vent. Partout se révélait la présence de l’homme et de la société. C’était encore de la campagne, mais la solitude avait disparu. Les flots eux-mêmes, comme s’ils eussent éprouvé cette influence contagieuse de la civilisation, semblaient se briser plus mollement contre les grèves. À vue de terre, s’élevaient gracieusement des îles tapissées d’herbes marines en fleurs, au milieu desquelles je voyais courir les lapins noirs, et où j’entendais le cri des perroquets de mer qui viennent des extrémités du monde pour déposer leurs nids dans ces asiles. Sur quelques rescifs se dressaient des balises noires et blanches à moitié arrachées par les flots, et, au milieu de ce panorama magique, les voiles latines des barques de pêcheurs glissaient sur l’onde berceuse, les sloops caboteurs doublaient les pointes éloignées, et une frégate, balancée sur ses ancres, à l’ombre d’une des îles, roulait languissamment à la lame, tandis que les mouettes, les goélands et les mauves effarées tourbillonnaient autour de sa mâture et de ses épars aériens.

Ce fut en quittant cette grève où murmuraient tant d’harmonies confuses, où scintillaient tant de teintes nuancées, que Beauport m’apparut.

J’avais alors sous les yeux, dans un seul paysage et comme en résumé, tout le pays de Tréguier : un monastère devant moi, à droite des manoirs à girouettes rouillées, à gauche quelques ruines féodales, tout autour une campagne tranquille, et au loin la mer !… — Il y avait dans ce tableau un calme rustique et je ne sais quelle poésie facile. C’était un paysage tel qu’il en faut à une méditation de jeune abbé causant tout bas avec Dieu, au paisible gentilhomme livrant sa vie au courant des joies vulgaires, au pâtre lançant sa voix dans les bruyères, et puis tout respirait autour de moi un bon air de féodalité, non de celle du xve siècle, brutale encore