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LES ÂMES DU PURGATOIRE.

ne voulut pas le croire, et sa première idée fut que les grandes mortifications que s’imposait le frère Ambroise lui avaient fait perdre la raison. Mais le sang qui couvrait la robe et les mains de don Juan ne lui permit pas de douter plus long-temps de l’horrible vérité. C’était un homme rempli de présence d’esprit. Il comprit aussitôt tout le scandale qui rejaillirait sur le couvent, si cette aventure venait à se répandre. Personne n’avait vu le duel. Il s’occupa de le cacher aux habitans mêmes du couvent. Il ordonna à don Juan de le suivre, et, aidé par lui, transporta le cadavre dans une salle basse dont il prit la clé. Ensuite il enferma don Juan dans sa cellule, et sortit pour aller prévenir le corrégidor.

On s’étonnera peut-être que don Pedro, qui avait déjà essayé de tuer don Juan en trahison, ait rejeté la pensée d’un second assassinat, et cherché à se défaire de son ennemi dans un combat à armes égales ; mais ce n’était de sa part qu’un calcul de vengeance infernale. Il avait entendu parler des austérités de don Juan, et sa réputation de sainteté était si répandue, que don Pedro ne doutait point que s’il l’assassinait, il ne l’envoyât tout droit dans le ciel. Il espéra qu’en le provoquant et l’obligeant à se battre, il le tuerait en péché mortel, et perdrait ainsi son corps et son ame. On a vu comment ce dessein diabolique tourna contre son auteur.

Il ne fut pas difficile d’assoupir l’affaire. Le corrégidor s’entendit avec le supérieur du couvent pour détourner les soupçons. Les autres moines crurent que le mort avait succombé dans un duel avec un cavalier inconnu, et qu’il avait été porté blessé dans le couvent, où il n’avait pas tardé à expirer. Quant à don Juan, je n’essaierai de peindre ni ses remords ni son repentir. Il accomplit avec joie toutes les pénitences que le supérieur lui imposa. Pendant toute sa vie, il conserva suspendue au pied de son lit l’épée dont il avait percé don Pedro, et jamais il ne la regardait sans prier pour son âme et pour celles de sa famille. Afin de matter le reste d’orgueil mondain qui demeurait encore dans son cœur, l’abbé lui avait ordonné de se présenter chaque matin au cuisinier du couvent, qui devait lui donner un soufflet ; après l’avoir reçu, le frère Ambroise ne manquait jamais de tendre l’autre joue, en remerciant le cuisinier de l’humilier ainsi. Il vécut encore dix années dans ce cloître, et sa pénitence ne fut plus interrompue par un nouveau retour aux