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REVUE DES DEUX MONDES.

§. xi.
Sterne, Swift, l’oncle Toby, le Haïsseur de femmes.


Je te devais assurément la première place dans ces extraits pantagruélistes, mon bon Sterne ; toi, si rabelaisien, si affecté, si faux, si vrai, si délicat, si grossier, plagiaire et original, sensuel et sensible ! Ta figure seule est un excellent emblème de l’excentricité ; cet œil oblique et chinois, ce sourcil proéminent, cette bouche sardonique, cette tête extravagante, ce long corps fantastique et fluet, se repliant sur lui-même comme un jonc que le vent abat, ne forme-t-il pas un type complet ? C’est toujours toi, Sterne, soit que tu entres chez la marchande de gants à Paris et que tu comptes les pulsations de ses veines, soit que tu forces les passans du Pont-Neuf à s’agenouiller avec toi devant la statue de Henri iv !

Sterne aimait surtout à pénétrer, à surprendre les sentimens des femmes, à observer et disséquer leurs petites émotions, à saisir au passage les nuances de leur ame. Au spectacle il ne regardait pas les acteurs. Il s’arrêtait au beau milieu de son sermon pour continuer ses observations bizarres. Souvent il se plaçait à l’endroit d’où partent les voitures publiques qui vont de Londres à Hampstead. Il se promenait sur la grande route, remarquant d’un œil curieux les voyageurs qui s’embarquaient. Si le hasard voulait que l’une de ces voitures se remplît de femmes, il y montait. Pendant le cours du voyage (qui dure environ une demi-heure), il liait conversation, puis tirant de sa poche le manuscrit de son Tristram, il lisait à cet auditoire féminin les passages qu’il préférait ; il essayait ainsi ses effets comiques, pathétiques ou bizarres, et se gardait bien de confier cette faiblesse à ses amis.

Le jour des funérailles de George ii, Sterne traversait la Tamise dans un bateau où se trouvaient quelques gens du peuple, et entr’autres une pauvre femme. Les cloches sonnaient ; leur vibration ébranlait les eaux du fleuve et les bateliers criaient : Tenez-vous bien !


Trà tutte quante le musiche umane,
O signor mio gentil, trà le pin care
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