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sans relâche vers ce but où il croyait voir la prospérité de la France, qu’en homme d’esprit il ne sépare jamais de sa prospérité particulière ; il s’est dirigé vers ce point avec une persévérance inouie, usant de tous les moyens, employant avec la sagacité et la profondeur qui lui sont propres toute l’influence dont il dispose en Europe, l’immense pouvoir que lui donnent ses relations avec les souverains et les ministres de tous les états, renversant avec patience et souvent avec courage tous les obstacles qu’il rencontrait sur son chemin, et ne s’arrêtant pas même quand l’un de ces obstacles se trouvait être un trône au pied duquel il avait prêté serment. C’est ainsi que M. de Talleyrand a continué paisiblement sa route, d’un pied lent mais sûr, pede claudo, comme on l’a dit de la vengeance, et qu’il a passé tour à tour sur l’empire et sur la restauration. Il eût passé au besoin sur la royauté des barricades, s’il eût fallu renoncer pour elle à son système favori. Cette fois M. de Talleyrand était au terme de son voyage ; il a jeté l’ancre et s’est assis sur le rivage, non pas épuisé, à quatre-vingts ans, par la tâche qu’il venait d’accomplir, mais glorieux d’être arrivé, comme le vieil Argonaute qui se réjouissait de toucher avant sa mort la terre que ses yeux avaient cherchée pendant si long-temps.

Mais comme rien ne vient à point en ce monde, pas même aux heureux et aux habiles, M. de Talleyrand éprouve un grand souci qu’il n’a pu dérober à tous ceux qui ont eu la faveur de l’approcher depuis son retour. Il craint que cette alliance anglaise, poursuivie depuis tant d’années, n’ait été conclue un peu tard pour porter ses fruits. En un mot, M. de Talleyrand voit en noir l’avenir de l’Angleterre, il redoute une révolution dans ce pays, et dans les momens de franchise que lui cause son inquiétude, il avoue quelquefois qu’il croit cette révolution prochaine. Au reste, il ne faut pas oublier que M. de Talleyrand est tory, et que les affaires de l’aristocratie anglaise sont en quelque sorte les siennes.

Le refus du bill des dîmes d’Irlande a surtout frappé M. de Talleyrand. Sans doute, il n’ignorait pas que sur les questions religieuses, la rudesse et l’opiniâtreté de la chambre des lords trouveraient de l’écho dans toute l’Angleterre ; mais M. de Talleyrand a trouvé que dans cette situation passablement critique, les vieilles idées politiques de l’Angleterre, cette prudence conservatrice qui se manifeste au parlement dans toutes les grandes questions, les principes d’ordre et de durée enfin, avaient manqué de toutes parts. Il a cru reconnaître que l’aristocratie tendait à se perdre par trop de haine et de violence, et que le ministère n’était pas assez fort ou assez courageux pour servir de digue entre cette aristocratie à laquelle il tient encore de près, et le parti radical qui frappe à grands coups au parlement et qui en ébranle déjà les portes.

Parmi tous ses collègues, lord Brougham s’est prononcé si ouvertement contre le bill, il a déclaré si hautement dans son discours, qu’un ministre protestant n’a pas le droit de pénétrer dans une maison fermée pour y demander sa dîme, que l’agitateur O’Connell pourrait, le discours du lord chancelier à la main, recommander la résistance au régime que le ministère est forcé de maintenir en Irlande. Les troubles d’Irlande n’ont jamais beaucoup inquiété les hommes d’état anglais, et en effet ils ne