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duc de Berry, se répondaient à distance comme un triple tonnerre ; il se fit alors en M. Ballanche comme un réveil du dogme de la fatalité antique. Suivant lui, le principe nouveau qui agite le monde, ou qui rôde à l’entour pour y pénétrer, s’incarne quelquefois prématurément en certains individus, les exalte, les égare et les pousse en automates à des forfaits : ainsi Louvel, ainsi l’Homme sans nom, le régicide. Il voit presque en eux, dans le dernier du moins, des Œdipes coupables sans avoir failli librement, coupables par solidarité, par surcroît d’épreuve, des espèces de victimes eux-mêmes. Cette manière de consacrer l’homme par l’idée, et de l’ériger en représentant mystérieux, va mieux, on le sent, aux personnages lointains qu’à des individus qu’on peut coudoyer. Aussi, comme l’a remarqué judicieusement M. Magnin, les symboliques réminiscences et les instinctifs pressentimens de l’auteur d’Orphée ont-ils un degré de vraisemblance que nous ne retrouvons pas dans l’Homme sans nom : « Dans ce dernier poème, ajoute le même critique, la proximité de l’objet nous paraît déjouer l’œil profond du mystique interprète : la double vue ne s’applique bien qu’à l’invisible. »

Et pourtant, chose remarquable ! il y a un fonds effrayant de réalité dans une partie de l’Homme sans nom, un fonds d’autant plus extraordinaire, que M. Ballanche l’ignorait tout-à-fait lorsqu’il bâtissait idéalement son poème. Un conventionnel régicide, Lecointe-Puyraveau des Deux-Sèvres, aurait pu raconter la séance du vote exactement comme l’Homme sans nom la raconte. Comme celui-ci, Lecointe-Puyraveau assistait en frémissant aux votes qui précédaient le sien ; il s’agitait sur son banc avec angoisse, et à chaque suffrage de mort qu’accueillaient les applaudissemens des tribunes, son voisin, de qui je tiens l’histoire, le voyait pâlir et s’indigner. Il appelait impatiemment son tour et avait hâte de dire une parole de justice. Son tour arriva ; il s’élança à la tribune, des murmures accueillirent ses premiers mots, puis des menaces ; il se troubla, et par degrés ses paroles changèrent de sens, jusqu’à ce qu’enfin, comme à l’Homme sans nom, une parole inconnue, une parole qui n’était pas la sienne, vint se placer sur ses lèvres. Il s’en retourna égaré à son banc, ayant voté la mort. — Ce qui est vrai de l’Homme sans nom l’est aussi à quelque degré, j’en suis